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Chants et Chantres du rail (X)

Roger Gillard.

vendredi 25 février 2022, par rixke

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Chapitre XIV

Et le voici debout au carrefour du monde,
Où les vieux chemins d’hier croisent les grands chemins,
Par où s’avanceront ceux qui viendront demain
Vers on ne sait quelle aube éclatante et profonde.

Emile Verhaeren.

Les chemins de fer peuvent donc être considérés, non pas seulement comme une formidable entreprise industrielle, mais bien aussi comme l’une des plus vastes associations commerciales du monde.

Il est pourtant un aspect de la question que l’on envisage fort peu, auquel, oserions-nous dire, on ne pense jamais. On se représente le rail comme une administration subsidiée par l’Etat, soucieuse de réaliser, en bonne commerçante, le plus grand bénéfice possible : c’est un transporteur, un vendeur. Mais songe-t-on à cette somme prodigieuse de nourriture que réclame incessamment ce géant ? Conçoit-on que cette titanesque machine ne peut subsister qu’au prix de mille soins, mille réparations, mille améliorations ; que le rail est un acheteur, un client, lui aussi ? Et quel client ! L’un des plus importants de l’industrie privée, l’un des plus réguliers, l’un des plus avantageux, l’un des plus recherchés...

Prenons le cas de la Belgique. En 1959, la S.N.C.B. a acheté pour 376.008.173 fr. de rails, 158.416.036 fr. de traverses, 222.452.703 fr. de produits métallurgiques, 26.663.981 fr. de bois divers, 21.520.875 fr. de ballast, 16.323.861 fr. de peinture, 15.643.483 fr. de papiers et cartons, 13.767.121 fr. de textiles. Pour cette même année, ses consommations de charbons, de gas-oil et d’électricité représentent les 3,1 % de la consommation belge. Chaque année, en outre, elle passe, dans des usines du privé, des commandes pour la construction de voitures et de locomotives dont le coût se chiffre par centaines de millions de francs.

On comprend, dès lors, le rôle joué par les chemins de fer dans l’économie contemporaine.

La S.N.C.B. passe, dans des usines du privé, des commandes pour la construction de voitures et de locomotives dont le coût se chiffre, par centaines de millions de francs.

Mais le rail, cette formidable entreprise qui fait vivre cent millions de personnes dans le monde, ne travaille pas qu’au bien-être matériel de l’individu. Si, hier, on a pu dire qu’« avec des hommes, le rail a fait des cheminots », aujourd’hui, l’on dira, parodiant le poète : « Avec des cheminots, le rail a fait des hommes »... Consciente de sa force, consciente de ses droits, consciente aussi de ses responsabilités, telle nous apparaît cette grande et riche société contemporaine qui a nom les chemins de fer. Grande, sans doute, mais d’une grandeur profitable ; riche, sans doute, mais non avare de ses trésors. Nulle autre société, en effet, ne remplit, dans un pareil esprit d’équité, ce rôle à la fois magnifique et terrible qui est le lot de toute entreprise humaine.

Sur le plan social, le rail est à l’avant-garde.

En Belgique, la Commission paritaire nationale a le pouvoir d’examiner toutes les questions relatives au contrat du travail, à la sécurité, à l’hygiène et, en général, toutes questions intéressant directement le personnel, questions lui sont transmises par le Ministre, des Communications, le Conseil d’administration, la Direction générale, les membres de la Commission paritaire nationale et les Commissions régionales ; elle a aussi le pouvoir de donner son avis sur toutes les questions d’ordre général que le Ministre des Communications, le Conseil d’administration ou la Direction générale estiment devoir lui soumettre, notamment dans le cas où ces autorités supérieures jugent que ces questions peuvent intéresser indirectement le personnel ; enfin, elle a le droit de participer à la gestion des institutions créées ou à créer en faveur du personnel.

Soucieux de la santé du travailleur et de celle de sa famille, le rail a créé les Œuvres sociales. Cette organisation, en ce qui concerne la S.N.C.B., a son siège à Bruxelles. Elle a pour but la préservation et la restauration de la santé des bénéficiaires, notamment par le dépistage de toute manifestation morbide, la tutelle sanitaire, le traitement des victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles ; par la participation dans les frais médico-pharmaceutiques, chirurgicaux et d’hospitalisation, et par le paiement d’indemnités en cas d’incapacité de travail, et en cas de naissance, d’accouchement et de funérailles. Au nombre des multiples réalisations de cette magnifique entreprise, nous citerons les centres médicaux, les corps d’assistantes sociales, les homes et les colonies de vacances. Ajoutons que les services médicaux du rail se sont groupés, en 1949, en un puissant et vaste aréopage : l’U.I.M.C. ou « Union internationale des Services médicaux des Chemins de fer ».

Soucieux aussi du délassement du cheminot, le rail encourage les sports. Il organise des rencontres nationales et internationales de football, de rugby, de tennis, de basket-hall, de balle-pelote, de volley-ball, de tir à l’arc, de bowling, de judo... Il a donné naissance à l’U.S.I.C, l’« Union sportive internationale des Cheminots ».

Chanté au long d’un siècle par les littérateurs et les hommes de science, le rail, aujourd’hui, s’est fait chantre à son tour. Son action ne s’arrête d’ailleurs pas à la littérature ; elle embrasse toutes les formes de l’art et de l’artisanat. Les cheminots ont désormais leurs propres compagnies de théâtre et de music-hall, leurs harmonies, leurs groupements folkloriques, leurs clubs d’espérantistes, de photographes, de bricoleurs de toutes espèces ; ils comptent des conférenciers, des dessinateurs, des graveurs, des sculpteurs. Le rail, d’autre part, a éveillé un art nouveau : le. « modélisme ferroviaire » ou le chemin de fer miniature.

Nous vous avons parlé précédemment de l’effort porté par les chemins de fer à Ia construction de gares neuves, à leur souci de modernisation, d’embellissement des diverses installations. L’architecture, elle aussi, se fera donc chantre du rail. Mais l’idée est-elle neuve ? Il y a soixante ans, l’illustre Jules Destrée s’érigeait déjà en promoteur de l’esthétique ferroviaire, lorsque, interpellant, à la Chambre belge, le 20 mai 1896, le ministre des Chemins de fer, M. Vandenpeereboom, il lançait ces magnifiques paroles :

« Les grandes gares des villes... offrent aux artistes d’admirables champs d’activité nouvelle. Ce sont là des monuments inconnus des siècles antérieurs pour lesquels une architecture inédite, appropriée à la destination, semble devoir éclore. Le fer, croyons-nous, y sera appelé à des applications imprévues et superbes. »Pour ces constructions si éminemment modernes, que l’on abandonne donc résolument les ordonnances pompeuses des styles grecs ou les complications pittoresques du style gothique, qui n’aboutissent qu’à de dérisoires anachronismes ! Une gare est un édifice particulier au XIXe siècle, et il est ridicule de vouloir la construire en forme de temple antique ou d’hôtel de ville flamand. Faites donc appel aux jeunes architectes, monsieur le Ministre, aux chercheurs de neuf, à ceux qui pensent que le fer, la brique et la pierre peuvent chanter aussi des hymnes à la beauté, et qu’ils vous bâtissent des monuments grandioses ou simples quand il le faudra, mais que les hommes futurs pourront venir admirer comme nous admirons les merveilles que, sur notre sol, fit surgir la grande période des communes !"

Le rêve du grand homme d’Etat belge s’est aujourd’hui matérialisé. Des gares, comme celles du Nord et du Midi, à Bruxelles, l’éblouissante gare Centrale de New York – qui coûta 65 millions de dollars –, la non moins majestueuse gare de Rome-Termini sont de véritables poèmes de sons et de lumières. Majesté de la pierre, mais d’où la poésie n’est point bannie. Que l’on admire la décoration murale de la gare de Bruxelles-Central, cette autre fresque de la gare de Bruges, cette autre encore du restaurant de la gare de Verviers ! Devant un tel spectacle, où la puissance à la beauté se marie, l’œil ne s’arrête point de se rassasier, l’âme ne finit pas de s’émouvoir.

S’il existe de toute évidence une littérature cheminote, il est aussi certain qu’il y a une peinture ferroviaire.

Comme on a vu les géants de la littérature se pencher sur le monde du rail, de même, il s’est trouvé, parmi les peintres de renommée universelle, des artistes qui ont cherché dans les chemins de fer une source d’inspiration. Voici d’abord Claude Monet, l’illustre impressionniste français, à qui l’on doit un « Intérieur de la gare Saint-Lazare », datant de 1877, et conservé au « Musée du Louvre ». Puis Paul Cézanne, autre impressionniste de renom, auteur de « La tranchée du chemin de fer et la montagne Sainte-Victoire », réalisée en 1869 et conservée au « Musée d’Etat » de Munich. C’est Van Gogh, encore, le pauvre et douloureux Van Gogh, dont « Le passage sous la voie ferrée, à Arles » – signé en 1889 – est exposé à la « Galerie Paul-Cassirer », à Berlin.

Citons aussi le Yougoslave Vilem Kreibich ; le Suisse Franz Fedier, auteur d’une « Gare de triage », datant de 1933 ; l’aquarelliste américain Charles Burchfield, auteur d’un « Portique à signaux » – datant de 1920 – et conservé au « Muséum of Modern Art » de New York ; l’Allemand W. Plever, qui a peint – vers 1905 – une « Gare de Stuttgart » ; l’Anglais J.M.W. Turner, auteur du fameux « Steam, Speed and Rain » (Vapeur, Vitesse et Pluie), conservé à la « National Gallery ». De Suisse, en outre, nous retiendrons le nom de Paul Klee, auteur de « Gare de Munich », un dessin singulier, fait de traits sombres, nerveux, où l’artiste, semble-t-il, a voulu traduire l’inquiétude de son âme... Et parmi tant d’autres, citons encore le Belge Paul Delvaux.

Mais de ces bruits, de ces lumières, mais de cette géante symphonie, ne fera-t-on que des images et des mots ? Ces ronflements de machine, ces crépitements de fer et de feu, ces battements d’un cœur multiple, cyclopéen, tous ces sons jetés dans l’éther sont-ils perdus à jamais ? Quelqu’un, plutôt, ne va-t-il pas les recueillir, les assembler, les ordonner ? Quelqu’un n’en fera-t-il pas un prodigieux bouquet, une musique formidable, un chant, un hymne, une page de plus à la gloire du rail ?

« Pacific 231 » d’Arthur Honegger vaut, à lui seul, une réponse. Œuvre admirable, tragique, d’un lyrisme saisissant, et qui confirme, une fois encore, le rôle magistral des chemins de fer dans le merveilleux domaine des arts... La musique ferroviaire, à son tour, vient d’entrer dans l’histoire des hommes.

« Musique consolatrice... écrivait Duhamel. C’est par la musique, porte d’azur, que nous sommes sortis de la vraie pauvreté, celle de l’âme. C’est la musique souveraine qui nous a fait entrevoir les vraies dimensions de l’homme. » Cette phrase de l’illustre homme de lettres, voici que je me la rappelle soudain, tandis qu’éclate à mes oreilles, jaillie d’un poste de radio, la « Marche des P.L.M. » de Massenet. Magie de la musique ! Jamais encore je ne m’étais senti aussi proche du cheminot qu’en cette minute exaltante ; jamais, auparavant, je n’avais réalisé avec autant d’acuité, de pertinence, de certitude, les « vraies dimensions » de ce vocable, de cette entité, de ce monde ! Faut-il croire, vraiment, que la musique a plus de puissance d’évocation, de pénétration, que les mots ? Je suis près de le croire. En vérité, un chantre nouveau du rail est né, un chantre à sa vaste mesure ! Et puisque nous parlons de la « grande musique », comment ne pas citer, ici encore, cette œuvre magnifique, débordante de vie et d’humour, que Berlioz composa, vers 1850, d’après une cantate de l’étincelant Jules Janin !

Musique noble et souveraine, mais aussi musique légère, charmante, primesautière ! La musique populaire, la joyeuse musique des chansonniers, vaudevillistes et autres malicieux lurons, allions-nous l’oublier, la négliger ? Certes non. Dans l’un des tout premiers chapitres, nous vous avions parlé de ces chantres du rail aux noms aujourd’hui, hélas ! à peu près oubliés, ces Rabineau, ces Paulus, ces Dranem qui firent les délices de nos aïeuls. Nous avions entrouvert la porte ; ouvrons-Ia maintenant toute grande.

Voici donc le rail engagé sur les tréteaux. Bien vite, d’ailleurs, cette nouvelle carrière a l’heur de lui plaire puisque, en 1832, déjà, nous le voyons au Théâtre National du Vaudeville, à Paris, fort occupé à attirer la grand-foule. Cette année-là, en effet – le 31 décembre, très exactement –, on jouait, pour la première fois, une revue d’Etienne Arago et Maurice Alhoy : « Les Chemins de Fer ».

Et le rail continue à faire bon ménage avec les muses Thalie et Euterpe. En 1837, tandis que Paris inaugure sa première ligne à voyageurs, le comique Hyacinthe crée, au Théâtre des Variétés, une fantaisie de Ferdinand Langlé, musique de Victor Massé : « Titi au chemin de fer de Saint-Germain ». Le titre, on le devine sans peine, valait tout un programme !

Quelques années plus tard, le Théâtre Montmartre affiche « Les Trains de Plaisir ». A son tour, le bon Labiche découvre les chemins de fer : « Un, deux, trois, quatre, cinq, six bagages, ma femme, sept, ma fille, huit, et moi, neuf ! »... Monsieur, madame et mademoiselle Perrichon commencent, en wagon, le voyage vers l’immortalité.

Nadaud – comme Béranger, par ailleurs – s’intéressera, lui aussi, au monde des trains et des gares :

Aiguilleur, garde à toi !
A travers l’espace,
Voici le convoi
Qui passe !

Puis voici la « belle époque ». C’est aussi le temps de « Faut que l’ train passe », « Joseph a manqué l’ train », « Je suis la fille d’un chauffeur » ; le temps, encore, où Mme Graindor, de la Scala, chantait :

Une fois en wagon, le train nous emporte...
C’est le train des amours, me dit tout bas Gontran.
Qu’avez-vous donc, ma chère, à trembler de la sorte ?
C’est que... je n’ai jamais voyagé sans maman.

C’était l’époque où l’Amérique tout entière fredonnait « Zack, the Mormon Engineer » (Zack, le mécanicien mormon), « Life is Like a Mountain Railroad » (La vie est comme un chemin de fer de montagne), « How Pretty is my Station » (Qu’elle est jolie, ma gare). C’était l’époque, encore, où un poète inconnu achevait d’écrire cette délicieuse chanson d’amour qui a pour titre « A Railroader for me » (Un cheminot pour moi) :

Now, I would not marry a blacksmilh :
He’s always in the black.
I would not marry a farmer :
He’s always in the dirt.
If I ever marry in this wide world,
A railroader’s bride l’ll be [4].

Dans la chanson populaire contemporaine, ici aussi, le rail s’est réservé une place de choix. La profusion des œuvres de ce genre nous oblige évidemment à nous limiter. Citons seulement « Le petit train », sur une musique de Marc Fontenoy ; « The Choo Choo Samba », mieux connue en français sous le titre « Le petit tacot de Mexico », sur une musique de B.P. Godinho ; et, pour terminer, l’admirable « Poseur de rails » – paroles et musique de René-Louis Lafforgue – chanté par Armand Mestral.

II nous faut maintenant terminer ce chapitre. Pourtant, ce n’est pas sans regret, sans nostalgie, aussi, et – pourquoi ne pas l’avouer – sans un certain sentiment d’insuffisance. Ainsi, pensons-nous, en est-il pour le peintre qui range ses pinceaux, pour le sculpteur qui dépose son ciseau, pour le chercheur qui replie ses cahiers. Un livre, une œuvre d’art, une explication, une interprétation, une solution même, sont-ils jamais achevés ? En vérité, en ces temps trépidants où nous vivons, le mot « fin » a-t-il quelque signification ? Non, sans doute, ou bien peu, et bien moins, certes, que partout ailleurs, quand il s’agit d’une étude de l’espèce de celle à laquelle nous venons de nous consacrer. C’est pourquoi nous hésitons à mettre le mot « fin »au bas de ce chapitre. Tant de choses, en effet, restent à dire. Nous vous avons parlé de l’influence du rail sur l’agriculture, sur l’industrie, sur le commerce, en un mot, sur les activités matérielles de l’individu et de la société. Nous avons vu le rôle qu’il a joué dans la toponymie – partant, dans la topologie –, ses incidences sur la physionomie géographique de la planète. Nous avons eu à cœur d’exalter la part magnifique qu’il a prise dans le mouvement des Lettres et des Arts, et de montrer comment, monde d’abord mal aimé, décrié même, il fut bientôt chanté par les plus grands poètes et les plus grands artistes, et, finalement, se fit chantre à son tour.

Ce qui n’a pas été dit, en matière de Lettres, par exemple, c’est que le rail, en permettant aux chroniqueurs de relater son histoire, a donné naissance à l’« historiographie »ferroviaire«  ; et, de même, en inspirant à des écrivains de retracer la vie des cheminots les plus illustres, il créait la »biographie ferroviaire".

Ce qui n’a pas été dit, ou ce qui n’a pas été assez démontré, c’est le rôle des chemins de fer dans la grammaire, dans l’étymologie et la lexicologie, notamment. Il est indéniable, en effet, que le rail a enrichi le vocabulaire. Qu’il nous suffise de citer les mots « rail », « chemin de fer », « cheminot », « locomotive », « automotrice », vocables inconnus il y a quelque cent cinquante ans. Les multiples ouvrages techniques relatifs aux machines, comme ces fameux « Dictionnaires de termes ferroviaires », prouvent magistralement ce rôle.

Ce dont j’ai parlé bien peu, c’est de l’influence des chemins de fer sur les traditions, sur les croyances, sur les superstitions et les légendes populaires. Naguère encore, quand un chercheur d’or américain entendait, en rêve, un sifflement de locomotive, il était assuré de découvrir un filon dans le courant de la journée suivante. Aujourd’hui, rêver d’un train en marche, c’est, en certains villages d’Ardenne, signe d’importantes nouvelles ; en Provence, c’est l’avertissement de la mort d’un parent. Il est donc hors de doute que le rail a enrichi aussi le folklore du monde ; bien plus, il est hors de doute que l’on puisse mentionner un « folklore ferroviaire ».

Une des réalisations sociales des cheminot : les colonies de vacances.

Toute société doit avoir à cœur de veiller à la santé physique et morale des travailleurs qu’elle emploie, de les garder des dangers, d’étudier leur comportement face aux difficultés de tous genres. Cette tâche, le rail l’a remplie magnifiquement, et ce, avec ses propres procédés, sa propre méthode. Qu’il nous soit donc également permis de parler d’une « physiologie ferroviaire » et d’une « psychologie ferroviaire ».

Ainsi, le rail, en sa carrière centenaire, s’est élevé au rang de l’universel. Il est bien devenu ce que nous appelions, au début de ce livre, l’un des moyens d’expression du Beau, du Fort, du Merveilleux. Constructeur de machines et de villes, mais aussi d’hommes et d’idées, tel s’érige-t-il de nos jours – admirable Babel – sur l’échiquier fait de trois milliards de vivants.

Peut-on, dès lors, parler d’une « mystique ferroviaire » ? Et pourquoi pas ? Le rail n’est pas né d’un rêve de lucre ou d’orgueil ; il est né d’une pensée de lumière, d’un amour. Trevithick et Stephenson ne furent pas des commerçants, des mercantis, mais des poètes, des illuminés, les apôtres d’une merveilleuse religion sociale. Ils ont vu dans le rail, bien sûr, la puissance du fer, et la beauté et la grandeur de cette puissance, mais, surtout, le triomphe de l’homme sur l’aveugle matière, sa libération d’un immobilisme physique et moral. Voilà donc de quelle semence sont sortis les chemins de fer ; voilà donc dans quel but ils furent donnés au monde ! Or, tant que l’homme respectera ce but, aussi longtemps qu’il y aura communion intime entre le créateur et le créé, aussi longtemps que l’homme s’efforcera de rapprocher de l’esprit la matière née de cet esprit, aussi longtemps qu’il s’attachera à bâtir, non seulement un royaume de fer et de bruit, mais aussi un jardin lumineux, tant qu’il y aura place en son âme pour le rêve et la poésie, toujours, il fera œuvre de mystique. Ce temple de l’idéal humain, le rail ne le construit-il pas chaque jour ? Plus que toute autre entreprise, mieux que nombre d’autres sociétés, il collabore, en ces temps d’exaltantes évolutions, à l’édification de la future cité terrestre. Un jour, peut-être, il lui sera compté, un jour – si les hommes, entretemps, n’ont pas défait son œuvre – d’avoir préparé cette terre de Promesse à laquelle, il y a mille années déjà, rêvait la saga triste :

Un monde qui viendra, je le sais.
Un monde où tout est Vérité
Et Beauté,
Où il n’y a ni Tristesse, ni Envie,
Un monde sans Haine, sans Colère,
Je le sais.

(A suivre.)


Source : Le Rail, mai 1962


[4

"Non, je ne marierai pas un forgeron :
II est toujours dans le noir.
Je ne marierai pas un fermier :
Il est toujoursi dans la saleté.
Si jamais je me marie en ce vaste monde,
L’épouse d’un cheminot, je serai."