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Les chemins de fer dans la guerre de Sécession

Jacques Rogissart.

mercredi 8 juillet 2015, par rixke

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Loin d’être « stupide », comme le voyait Léon Daudet, le XIXe siècle est la matrice extraordinairement féconde de notre modernité. Il accomplit une double mutation qui extrait le monde blanc de cadres de pensée et de modes de vie millénaires. D’une part, il renforce les structures idéologiques nées de la Guerre d’Indépendance américaine et plus encore de la Révolution française - arrachement formidable à l’ordre politique ancien. D’autre part, la révolution industrielle, née vers 1760 en Angleterre, atteint son seuil de développement accéléré vers 1830 et commence à bouleverser le paysage économique et social ainsi que la vie quotidienne.

 L’importance de cette guerre

Les historiens n’inscrivent généralement pas ce grand siècle de transition dans la chronologie stricte qui le ferait commencer le 1er janvier 1801 et finir le 31 décembre 1900. Observant que l’époque napoléonienne (1799-1815) fait bloc avec la Révolution française et plonge donc ses racines dans les événements grandioses de la fin du XVIIIe, ils préfèrent centrer l’analyse des temps spécifiques appelés à s’altérer ou à disparaître avec la Première Guerre mondiale - mais aussi pour certains, comme les Etats-nations, la laïcisation du pouvoir politique ou les luttes sociales, à demeurer des facteurs déterminants de l’évolution historique.

Or, pendant cette centaine d’années, deux événements se détachent pour leur importance, mesurée non point en effets d’immédiats (plusieurs autres pourraient alors leur être comparés) mais en conséquences aussi profondes que de longue durée sur le devenir de l’Occident, que l’aube du XXe siècle voit étendre ses empires sur la moitié de l’humanité : la guerre de Sécession (1861-65) et la guerre franco-allemande de 1870-71. Cette dernière est évidemment la mieux connue chez nous. Peu de gens ignorent qu’elle amorça l’enchaînement des faits qui conduisirent aux deux conflits mondiaux.

La guerre de Sécession, elle, fait davantage l’objet de représentations superficielles, voire d’erreurs de perspectives. On peut s’en étonner, car la documentation qui s’y rapporte est gigantesque et ne se compare qu’à celle suscitée par la Révolution française et l’Empire ou par la Seconde Guerre mondiale. Toujours férus de quantification, les statisticiens américains ont même calculé que le Président Lincoln est, avec le Christ et Napoléon, un des trois personnages historiques qui ont inspiré le plus de livres !

Sait-on assez, chez nous, que la guerre entre les états, comme on dit dans le Sud (le Nord préfère, lui, l’expression de guerre civile comme mieux accordée à la légitimité du pouvoir fédéral) coûta aux Etats-Unis plus de vies humaines que l’ensemble des autres conflits auxquels ils prirent part ? La plupart des historiens recopient le chiffre de 630000, mais il ne s’agit là que de décès dûment enregistrés dans les armées en présence. En tenant compte des nombreuses lacunes de cette recension funèbre - qui ne compte pas les disparus - des pertes des partisans et de celles (terribles) des populations civiles victimes dans le Sud de la misère et des maladies engendrées par les destructions systématiques de l’envahisseur, on approche plutôt des 900000 ou peut-être du million. La vigueur démographique et l’immigration massive (que les hostilités n’interrompirent même pas) réparèrent assez vite cette perte effroyable pour un pays de 28 millions d’habitants blancs. Mais la mémoire collective en garde un souvenir d’autant plus vivace qu’à part les opérations contre les Indiens, le territoire de l’Union n’a plus été depuis le théâtre d’un autre conflit.

 Le premier conflit industriel

Le public cultivé admet communément, par ailleurs, que l’esclavage pratiqué dans les états du Sud, fut la cause majeure de la crise de 1861. A la lettre, ce n’est pas faux, Mais on se tromperait en pensant que le Nord prit les armes pour émanciper les Noirs, quelque répulsion qu’il eût pour ce que les Sudistes appelaient pudiquement « l’institution particulière ». Dans les deux camps, la conviction commençait à mûrir que le progrès technique aurait raison du travail servile, plus sûrement que les considérations humanitaires, et seule une petite minorité au nord de la ligne Mason-Dixon [1] prônait l’abolition immédiate et inconditionnelle [2]. Mais le mode de production esclavagiste, favorisé par le climat méridional et entretenu par des cultures intensives, dont celle du coton était la plus rémunératrice, avait fini par sécréter une société distincte du Nord industriel bancaire, maritime et marchand, où les ouvriers, comme on ne se faisait pas faute de l’observer dans le Sud, étaient souvent plus démunis de subsistance et de logements salubres que les esclaves.

La plupart des Sudistes étaient des paysans, de médiocre condition, point assez riches pour s’offrir un seul esclave. Mais ils adhéraient au système de valeurs de leur aristocratie foncière et de la classe moyenne assez peu nombreuse qui allait fournir la majorité des cadres de leur Confédération. Ils s’inquiétaient du protectionnisme douanier prôné par les industriels yankees, [3] désireux de protéger le marché intérieur contre les exportations européennes, et défendaient au contraire un libre-échange qui ouvrait le Vieux Monde au « roi coton » et au tabac [4].

Ils savaient en outre qu’ils étaient minoritaires dans la nation et qu’ils l’étaient de plus en plus. L’élection d’Abraham Lincoln à la Présidence, en novembre 1860, leur apporta la preuve décisive que leur capacité d’influencer substantiellement la politique du gouvernement fédéral n’existait plus. Dès le mois suivant et jusqu’en juin 1861, onze des quinze états esclavagistes firent sécession et formèrent les États confédérés d’Amérique [5]. Pour les dirigeants fédéraux, c’était, quoique la Constitution fût muette sur le droit des états de quitter l’Union, un crime contre les lois de la démocratie, six millions de Sudistes blancs ne pouvant opposer leur volonté à celle de vingt-deux millions de leurs compatriotes. Lincoln et ses ministres comprenaient parfaitement par ailleurs que les États-Unis étaient menacés de dislocation complète, car l’exemple des rebelles ne tarderait pas à inspirer d’autres états mécontents de l’autorité fédérale. Les grands milieux d’affaires, enfin, saisirent l’occasion d’en finir avec un Sud décidément en travers du développement capitaliste. Le premier coup de canon tonna le 12 avril 1861. Les Américains allaient se sauter à la gorge jusqu’en juin 1865, date de l’effondrement des dernières résistances confédérées.

Pourquoi le Nord fut-il vainqueur ? Sa supériorité numérique pesa lourd dans la balance, mais la Confédération lui opposait le talent de ses généraux, dont les principaux comptèrent parmi les plus grands capitaines de leur temps, et probablement une motivation patriotique supérieure, du moins au début. Il faut chercher l’explication décisive dans la puissance de l’industrie yankee, dont les belligérants eux-mêmes ignoraient, en 1861, les capacités multiplicatrices, soutenues par un appareil financier gigantesque. Des ateliers, des usines et des chantiers navals de l’Union allaient sortir d’inépuisables quantités d’armes, de munitions, de bateaux, de médicaments et d’équipements toujours plus perfectionnés et plus standardisés. Ce système de production sécrétait une logique d’efficacité, inconnue avant lui, et qui allait se communiquer à l’ensemble de la vie nationale, au-delà même de l’effort de guerre : recherche des effets de masse dans tous les domaines, spécialisation, décentralisation de l’exécution, travail en équipes (y compris dans les états-majors), découverte de l’analyse multifonctionnelle et, nous allons y venir, rapidité des communications, La guerre de Sécession, on ne saurait trop insister là-dessus, est le premier grand conflit de l’ère industrielle. Elle marque à ce titre une césure d’importance capitale dans l’histoire des civilisations.

Le chemin de fer, pionnier et grand acteur de la révolution industrielle, ne pouvait donc manquer d’y jouer un rôle de premier plan,

 Les stratèges découvrent le rail

Les dirigeants civils et militaires des deux camps croyaient, en 1861, que l’épreuve de force serait courte et classique, illusion qui est souvent à l’origine des guerres les plus terribles. Ils voyaient bien que le chemin de fer offrait à la stratégie un instrument nouveau, mais ils pensaient à son emploi dans le cadre de doctrines anciennes, structurées autour des enseignements napoléoniens. Ils avaient pourtant, comme leurs collègues européens, bien assimilé la leçon donnée par l’armée française en 1859 : transportée par trains au pied des Alpes, elle avait opéré une concentration rapide qui lui assura un gros avantage initial dans son offensive contre les Autrichiens, dans le nord de l’Italie. Mais la guerre de Sécession s’ébranla avec une certaine lenteur, due aux manœuvres politiques et au désordre des premiers rassemblements de volontaires. D’autre part, chacun savait que les Fédéraux espéraient conclure en s’emparant de Richmond, capitale de la Virginie, devenue capitale de la Confédération. Les armées étaient à pied d’œuvre sur ce théâtre et il ne fallait y attendre aucun effet de surprise. Les généraux portèrent très vite leur attention sur les capacités de transport du rail, qui supprimaient - là où il y avait un chemin de fer - le vieux et lancinant problème de trouver suffisamment de chariots et d’animaux de trait pour acheminer l’intendance et le matériel. Or, dès cette époque, la logistique fédérale exprimait une abondance très supérieure à celle des armées européennes, « En décembre 1861 », écrit Serge Noirsam, « le brigadier général Irwin Mac Dowell déclarait à un observateur étranger que le surplus des rations délivrées à ses troupes aurait largement suffi à entretenir une armée française d’un effectif égal à la moitié du sien » [6].

Encore faut-il avoir des chemins de fer. A cet égard, aussi, la prépondérance du Nord est écrasante. Il dispose de plus de 20000 des 30000 miles (le mile équivaut à environ 1600 mètres) de l’ensemble des réseaux ferroviaires américains. Certes, lesdits réseaux se sont construits dans la concurrence ou dans l’indifférence réciproque, sans souci de connexion ou de complémentarité, y compris dans l’écartement des rails [7] et les gabarits, mais ils relient les grands centres de production et de consommation aux sources d’approvisionnement et ils sont suffisamment denses dans l’est, où vont se dérouler la plupart des grandes batailles, pour alimenter le front en hommes, en matériel et en munitions. Tout de suite, le chemin de fer atténue l’effet des longues distances américaines.

Ce qui importe encore davantage en termes de moyenne durée, c’est que l’industrie yankee produit le fer et le bois nécessaires pour construire les nouvelles lignes exigées par les besoins militaires et pour entretenir ou remplacer les voies et les engins. L’armée peut puiser dans un vaste vivier d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers qualifiés pour satisfaire à ses réquisitions. Dès 1837 d’ailleurs, elle avait pris l’habitude de détacher des officiers dans les entreprises ferroviaires pour s’initier à leur exploitation. Elle disposait d’un « Construction Corps » qui atteindra bientôt un effectif de 24 000 civils bien payés et hautement motivés, lesquels exploiteront directement plus de 400 locomotives et plus de 6000 wagons, poseront des milliers de kilomètres de voies et construiront des ouvrages d’art qui feront l’admiration générale des spécialistes. Tout ceci, bien entendu, en plus de la surveillance générale des mouvements demandés par le gouvernement et les états-majors aux compagnies ferroviaires privées, à des prix qui furent fixés dès les premiers jours des hostilités.

Rien de tel dans le Sud rural. On y manque dramatiquement de matières premières (le blocus naval et l’invasion aggraveront rapidement cette pénurie) et de main-d’œuvre technicienne. L’usure et les destructions infligent au potentiel ferroviaire des pertes irréparables, sauf à tenir compte de certaines prises de butin sur l’ennemi. Et pourtant, en ce domaine comme en d’autres, les confédérés feront des prodiges de valeur. Ils apprendront à utiliser le moindre bout de ferraille pour réfectionner les voies. Ils démonteront des tronçons de lignes de faible utilité pour en construire d’autres en fonction des nécessités tactiques. Ils approprieront une partie du matériel roulant aux besoins des transports militaires. Comme leurs adversaires, ils chercheront sans relâche à augmenter la productivité du parc et des personnels disponibles. Dépourvu de métaux, le génie tirera tout le parti possible du bois des forêts pour construire des ponts et des ouvrages de protection, voire des rails.

Dans l’ensemble, les événements américains de 1861-65 donnèrent la preuve de l’extrême efficacité des transports ferroviaires dans la tourmente guerrière, ce dont on eut d’irréfutables et nombreuses confirmations à partir de 1939. Les deux camps se forgèrent des procédures de réparations rapides après les combats, les coups de main et les sabotages, épreuves qui étaient alors sans précédent pour les voies ferrées et dont il fallut apprendre la parade, l’une d’elle étant la circulation de wagons blindés. A la fin de la guerre cependant, les réseaux du Sud étaient presque entièrement détruits. Au fur et à mesure de leur progression, les armées yankees brûlaient les gares et faisaient sauter les ponts. Les rails étaient en bois (quelquefois capuchonnés de métal) ou en fer (ceux en acier n’apparaîtront en Amérique du Nord qu’en 1867) ; on pouvait donc les tordre ou les briser assez facilement après les avoir démontés et chauffés. Les confédérés étaient incapables de reconstituer le gros de ce qu’ils perdaient et ceci contribua beaucoup aux terribles souffrances de leur population civile, privée de ravitaillement normal en produits de première nécessité, dans les contrées en proie à l’invasion. Ce résultat était visé consciemment par les généraux nordistes, notamment par William T. Sherman, ravageur de la Géorgie et de la Caroline du Sud. Il n’est pas à leur honneur, mais il compta pour beaucoup dans leur victoire.

La voie ferrée permettait désormais des concentrations plus rapides et plus massives d’effectifs, mais là où les belligérants disposaient de facilités de transport comparables, la conséquence fut la création de larges fronts stables qui préfigurèrent ceux de 1914-1918. La tactique qui se proposait à l’évidence était de couper les lignes qui acheminaient le ravitaillement et les renforts et les « raiders » sudistes se distinguèrent particulièrement dans cette besogne.

« Paradoxalement », écrit le grand historien militaire britannique Sir Basil Liddell Hart, « les nouveaux moyens de transport eurent pour effet de diminuer la mobilité au lieu de l’augmenter. Le chemin de fer renforça la tendance des armées à l’expansion puisqu’il permettait de transporter toujours plus d’hommes et d’en nourrir un nombre bien supérieur aux effectifs consacrés à la bataille proprement dite. Il accrut leurs besoins et elles furent liées désormais aux gares ; et, derrière elles, la mince voie ferrée étant très vulnérable, leur vie matérielle ne tenait qu’à un fil » [8].

Mais, comme on vient de le voir, les réparations étaient quand même efficaces. Il fallait donc multiplier destructions et sabotages pour obtenir un effet durable. Une autre possibilité, génialement mise en œuvre par Sherman pendant sa campagne de Géorgie et des Carolines en 1864-65, était de s’affranchir des lignes d’approvisionnement fixes en vivant sur le pays ennemi - ce qui serait moins facile aujourd’hui, compte tenu de l’énormité et de la complexité des besoins d’une armée moderne en campagne. Mais les souffrances que cette méthode infligeait aux habitants engendrait des haines de longue durée : le Sud n’a pas encore pardonné à Sherman les dévastations de sa célèbre marche à la Mer [9].

 Quelques applications

En septembre 1863, l’armée sudiste du général Braxton Bragg fit le meilleur usage des lignes ferroviaires du Tennessee pour se rassembler face à l’envahisseur qu’il battit à Chickamauga et bloqua dans Chattanooga. La conjoncture était grave pour l’Union, car un désastre sur le front ouest pouvait annuler largement les victoires de Vicksburg (qui venait de lui livrer complètement le fleuve Mississipi, coupant le territoire confédéré en deux) et de Gettysburg (qui avait brisé la grande offensive de Lee en Pennsylvanie). Son secrétaire à la Guerre demanda au général Daniel Mac Callum, « superintendant » des Chemins de fer militaires des Etats-Unis, d’étudier un plan de transport d’urgence pour assurer le déplacement massif de renforts du nord de la Virginie, où la situation autorisait des prélèvements, vers le nord du Tennessee.

Mac Callum ne fut pas long à conclure. Il proposa l’acheminement de 22 000 hommes avec leur matériel de Catlett’s Station (Virginie) à Stevenson (Alabama). L’opération devait se faire en huit jours sur des lignes à voie unique d’une longueur totale de 1 166 miles et qui, non conçues pour supporter le lourd trafic militaire, devaient, prévoyait le général, subir rapidement une dangereuse usure. De Stevenson, l’armée poursuivrait sa route par d’autres moyens et, faisant sa jonction avec d’autres détachements, briserait le siège de Chattanooga. Ainsi fut fait et cette brillante manœuvre devait inspirer Patton pour délivrer Bastogne - par la route - en 1945. Un an et demi plus tard, le colonel Lewis Parsons, successeur de Mac Callum améliora ce record. En janvier 1865, ses trains conduisirent tout un corps d’armée de l’embouchure du Tennessee vers le front de la Virginie du Nord, sur une distance de 1 400 miles, entrecoupée de nombreux cours d’eau. Le transfert ne prit pas quinze jours et Parsons tint à rendre un hommage particulier aux cheminots du Baltimore and Ohio Railroad dont l’énergie avait assuré le succès.

Les bleus et les gris : le capitaine (futur général nordiste), George Custer, avec un de ses camarades de promotion officier sudiste (à gauche sur la photo) qu’il a fait prisonnier.

Le Sud maîtrisait plus difficilement les lois du mouvement ferroviaire. Il manquait d’équipements, de wagons, de métaux, de charbon, d’huile et de personnel qualifié. Les ponts étaient en bois, alors que ceux du Nord commençaient à être en fer. En outre, ses réseaux étaient presque tous conçus pour satisfaire des besoins locaux de transports de marchandises relativement légères (produits agricoles, coton, etc.). Ils étaient peu ou pas reliés entre eux, mais ce handicap stratégique était partiellement compensé par une certaine généralisation de l’écartement de 5 pieds, ce qui facilitait les travaux d’interconnexion, alors que les voies ferrées du Nord se partageaient en pas moins de onze écartements principaux, malgré une certaine prépondérance de celui à 4 pieds et huit pouces et demi.

D’autre part, le système de gouvernement très décentralisé de la Confédération allait jouer de mauvais tours à sa stratégie, dans le domaine ferroviaire comme dans d’autres. Les états sudistes, en effet, contrôlaient partiellement ou totalement la plupart de leurs chemins de fer. Deux des compagnies les plus importantes, le Richmond, Fredericksburg and Potomac Railroad et l’Atlantic and Western Railroad appartenaient respectivement à la Virginie et à l’Alabama. Or, les gouverneurs étaient extrêmement jaloux de leurs autorités vis-à-vis du pouvoir confédéré et avaient le plus grand mal à se plier aux nécessités de l’intérêt commun. Ils communiquaient souvent leurs réflexes particularistes aux généraux chargés de défendre leur état et le gouvernement de Richmond (la capitale confédérée) n’eut que peu de succès dans ses efforts pour les amener à l’exécution de cette stratégie d’ensemble qui allait être l’atout maître des grands capitaines yankees à partir de 1863. Les autorités civiles et militaires de la Confédération déployèrent cependant des trésors d’énergie pour ajuster leurs moyens ferroviaires aux exigences des différents fronts. Un peu partout, elles multiplièrent les connexions entre les réseaux. Quand on manquait de rails, on démontait des lignes entières pour les reconstruire sur les sites prescrits par les états-majors. De manière générale, par ailleurs, les compagnies privées, dont les états étaient souvent des actionnaires importants, se plièrent de meilleur gré et avec plus de patriotisme (c’est-à-dire moins de soif de profits) que leurs homologues nordistes aux injonctions gouvernementales. Le Mississippi Central, par exemple, offrit gratuitement ses services à l’armée, au début des hostilités. A cette même époque, une conférence des présidents des compagnies ferroviaires proposa le prix très raisonnable de 2 cents par mile pour acheminer le trafic militaire. Ils fournirent par ailleurs une aide précieuse pour entraîner des officiers et des soldats à l’exploitation du matériel et à l’entretien des voies.

La destruction des chemins de fer sudistes, ici à Richmond, en 1865

Le gros inconvénient des convois sudistes était leur lenteur. La fragilité de l’infrastructure (accentuée par l’absence de ballast) et les nombreuses obligations de rompre charge y étaient pour beaucoup, mais il fallait compter aussi avec le mauvais rendement énergétique du bois utilisé comme combustible et avec la pénurie d’huile pour le matériel roulant. En 1863, un célèbre forceur du blocus naval tendu par la Marine de l’Union devant les côtes rebelles, le capitaine anglais Augustus Hobart-Hampden mit 36 heures pour parcourir les 230 km séparant Wilmington de Charleston, où il voulait faire un peu de tourisme, et ce rude loup de mer se plaignit d’avoir fait le pire voyage de sa vie [10].

Un autre lourd souci pour les confédérés était la modicité du parc disponible. Le Virginia Central, essentiel pour défendre la riche vallée de la Shenandoah, grenier à blé de l’armée de Lee, ne comptait en 1861 que 210 wagons, 34 voitures pour les voyageurs et 28 locomotives (dont la plupart trop légères pour être attelées aux convois militaires). Avec ses 300 miles de voie hautement stratégique entre deux grands ports, le Memphis [11] and Charleston était à peine mieux pourvu avec 490 wagons, 32 voitures et 35 locomotives. Les rafles hardies de matériel nordiste améliorèrent la donne pendant la première phase de la guerre, mais bientôt les pertes devinrent irréparables et le colonel William Wadley (ancien président du Vicksburg and Shreveport Railroad), qui coordonnait tant bien que mal l’activité ferroviaire de la Confédération, dut faire des prodiges d’habileté pour approprier ses maigres moyens à de grandissantes réquisitions - alourdies encore par les sabotages de militants unionistes dans certaines régions hostiles à la sécession [12].

En janvier 1863, il pouvait encore dresser comme suit le bilan de la production ferroviaire du Sud :

Compagnie Trains circulant chaque jour dans chaque sens Capacité de chargement d’un train de marchandises
(en tonnes américaines)
VoyageursMarchandises
Richmond and Danville 1 1/2 1 100
South Side 1 1125
Virginia and Tennessee 1 2 249
East Tennessee and Virginia 1 1130
East Tennessee and Georgia 1 2 210
Nashville and Chattanooga 1 2200
Western and Atlantic 2 2 350
Richmond and Petersburg 2 2225
Petersburg 2 2 225
Wilmington and Weldon 2 1/250
Wilmington and Manchester 2 1 100
Raleigh and Gaston 2 1130
North Carolina 2 1/2 50

Un peu plus de deux ans plus tard, ce potentiel, dont on mesure tout de suite l’extrême congruité, avait pratiquement disparu sous les coups de l’ennemi. Il convient d’autant plus d’admirer les prouesses des cheminots confédérés. Les limites de cet article ne permettent pas d’en faire l’inventaire, mais on ne saurait passer complètement sous silence que le médiocre système ferroviaire de la Confédération fut un facteur-clé de succès tels que

  • La victoire de Bull Run (juillet 1861) qui sauva Richmond de la première offensive fédérale ;
  • L’habile retraite de l’armée Beauregard de Corinth (Tennessee) à Tupelo (Mississippi), en mai 1862 ;
  • La longue résistance de Lee devant Richmond (1864-65), liée au contrôle de la vallée de la Shenandoah.

A contrario, un épisode célèbre [13] met en lumière la vulnérabilité constante des réseaux du Sud. Un espion nordiste nommé James Andrew, à la tête d’un commando de 21 audacieux habillés en civil, s’empara d’un tram confédéré mal surveillé à Big Shanty sur la ligne entre Atlanta (Géorgie) et Chattanooga (Tennessee), le 12 avril 1862. Il le fit rouler en direction de cette dernière ville et se mit à détruire tous les ouvrages d’art et les installations du télégraphe qu’il rencontrait sur sa route, menaçant de couper le système artériel qui alimentait l’armée du général Pierre-Gustave de Beauregard, au moment où elle allait entamer sa retraite de Corinth vers le Mississippi. C’est alors qu’un cheminot qui servait comme capitaine sous les drapeaux du Sud, William Fuller, se lança à sa poursuite avec deux de ses collègues. Ils parvinrent à éteindre plusieurs incendies allumés par les voltigeurs fédéraux et firent propager l’alerte tout le long de la ligne, non sans avoir dû changer de locomotive après s’être heurtés à une destruction de la voie. Leur zèle finit par contraindre Andrews à terminer son équipée. Il dispersa sa troupe près de Huntsville, mais lui et les vaillants qui l’avaient suivi furent bientôt capturés. Il fut pendu avec sept d’entre eux. Huit autres eurent la bonne fortune de s’évader de la prison d’Atlanta et les six autres furent libérés sur parole quelques mois plus tard [14].

Le train volé par l’espion nordiste Andrews reconstitué pour les besoins du film « Le Mécano de la Générale » (1927).

Rappelons enfin que s’ils étaient mal pourvus en chemins de fer, les confédérés excellèrent à gêner ceux des fédéraux. Leurs opérations de « raiders » (voltigeurs) et de guérilleros préfigurent à maints égards certains coups de la main de la Résistance dans les pays envahis par l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Les grands spécialistes des chevauchées en profondeur sur les arrières de l’ennemi, les Thomas Jackson, John Morgan, Nathan Forrest, etc. et le chef des partisans virginiens John Mosby devinrent en peu de temps des experts en ce genre de destructions. Rien qu’en juillet-août 1862, par exemple, Morgan infligea aux fédéraux des pertes en matériel pour un total de 387 millions de dollars. En juillet 1864, lors de l’offensive du général Jubal Early en direction de Washington, son chef, Robert Lee put observer que la coupure de la voie de chemin de fer entre Baltimore et la rivière Susquesannah « fut la seule partie de notre plan de campagne dans le Maryland qui a été exécutée avec succès ». Ce harcèlement préoccupa tellement le gouvernement fédéral dès l’ouverture des hostilités qu’il confia la surveillance des voies du Philadelphia -Wilmington - and Baltimore, qui desservait sa capitale, à une milice formée par le célèbre détective Alan Pinkerton - lequel allait bientôt créer le contre-espionnage américain. Mais un ingénieur sudiste qui avait servi dans l’agence Pinkerton, Isaac Trimble, s’empara d’un tram postal, y embarqua 160 hommes déguisés en policiers et en miliciens et les employa à détruire les ponts et les installations télégraphiques entre Baltimore et Canton (Maryland). Ce fut la version confédérée de l’aventure d’Andrews (v. ci-dessus). Mais la réaction fédérale fut prompte et les réfections effacèrent rapidement la trace des dommages. Plus heureux que l’espion nordiste, Trimble et sa troupe purent cependant gagner les lignes confédérées. Il devint général l’année suivante.

 Les « barons du rail »

La guerre de Sécession donna au capitalisme industriel et financier de l’Union l’élan décisif qui allait mener celle-ci au sommet de la puissance économique mondiale. Mais cet élan s’accompagna d’innombrables trafics et scandales qui remplissent quelques-unes des pages les plus déplorables d’une chronique bien remplie dans l’histoire des Etats-Unis. Ceux qu’on appelait les « barons du rail » figuraient naturellement en bonne place dans le gotha du Big Business et leurs affaires ne se limitaient généralement pas au chemin de fer. On y retrouve de puissants capitaines d’industrie comme Cornélius Vanderbilt, Jay Gould, Daniel Drew et James Fisk, gens d’immense fortune et de peu de scrupules pour lesquels le sang versé de 1861 à 1865 se transforma en gouttes d’or de leur pactole. Pourtant, en dépit des idées reçues, ce n’est généralement pas avec leurs compagnies ferroviaires qu’ils ponctionnèrent à l’excès les ressources de la nation, Certes, ils négocièrent âprement le prix de leurs services avec le gouvernement fédéral, mais celui-ci veilla ensuite au respect des tarifs. En outre, comme nous l’avons vu, l’armée était devenue elle-même un gros exploitant ferroviaire. S’ils empochèrent de plantureux bénéfices, ce fut bien davantage en raison de la quantité des transports qui leur furent demandés que de la rapacité souvent malhonnête dont ils firent montre dans d’autres secteurs. La victoire certes leur ouvrit de nouveaux champs de profit. Non seulement ils eurent leur part des dépouilles du Sud ruiné et réduit à l’impuissance, mais ils tirèrent encore mieux parti que pendant la guerre des liens qu’ils avaient noués avec le haut personnel politique, administratif et militaire. Les Indiens, dont ils convoitaient les terres, n’allaient pas tarder à pâtir de leurs entreprises.

On ne saurait pourtant réduire l’histoire ferroviaire de cette période à ces tristes annales. Certains barons du rail eurent la vision grandiose de l’avenir de leurs pays et mirent leur audace d’entrepreneurs au service de son développement. En juillet 1862 par exemple, une loi autorisa le Central Pacific et l’Union Pacific à construire, en commençant par les deux bouts, le chemin de fer transcontinental appelé à relier Sacramento (Californie) et Omaha (Nebraska). La jonction se fit en 1869 à Promontory Point (Utah).

 Conclusion

L’histoire du chemin de fer pendant la guerre de Sécession présente un cas exemplaire et riche d’enseignement, de l’irruption d’une nouvelle technique dans la conduite de la stratégie. A ce titre, elle ne devrait pas intéresser que les historiens. Nous vivons à une époque où les mutations du savoir-faire et du pouvoir-faire ne permettent plus de s’endormir sur des rentes de situation technologiques.

Il est donc plus que jamais opportun d’apprendre comment les générations passées ont réagi au changement - et ce qu’il leur en a coûté de le subir.

Même les peuples pacifiques ont intérêt à aiguiser leur réflexion là-dessus, car, lorsque la guerre survient, ses leçons se paient avec du sang et des ruines.


Source : Le Rail, juillet 1990


[1Ligne géographique tracée par les arpenteurs du même nom, qui séparait les états à esclaves et les états « libres ». Elle suivait le parallèle à 39°42’ de latitude N.

[2Lincoln n’en était certes pas. Il ne lança sa Déclaration d’Emancipation que 18 mois après l’ouverture des hostilités et surtout pour mettre de son côté l’opinion publique anglaise qu’une partie de sa classe dirigeante et la France de Napoléon III essayaient d’amener à reconnaître l’indépendance de la Confédération sudiste. Ce texte ne concernait d’ailleurs pas les esclaves des états restés fidèles à l’Union. L’abolition complète ne survint qu’avec le 13e Amendement à la Constitution ratifié en décembre 1865 - après la guerre... et après sa mort.

[3Les Yankees sont les Américains des états du Nord (v. note sur « Les belligérants » en fin d’article).

[4Notre propos n’est pas d’analyser en détail les causes de la guerre. On se reportera pour cela à la bibliographie en fin d’article.

[5Successivement la Caroline du Sud, le Mississippi, la Floride, l’Alabama, la Géorgie, la Louisiane, le Texas, la Virginie, l’Arkansas, le Tennessee et la Caroline du Nord. La Confédération revendiquait en outre le Kentucky et le Missouri, mais ne put s’en emparer durablement.

[6Le choc américain, prélude aux guerres du XXe siècle, (CHAB News, n° 2, 1988)

[7Dans le Nord, l’écartement actuel (4 pieds et huit pouces et demi) est le plus répandu. Dans le Sud, prévaut celui de 5 pieds. La guerre va accélérer l’uniformisation des normes.

[8« Histoire mondiale de la Stratégie » (Pion, 1962), p. 151.

[9D’Atlanta à Savannah, de septembre à décembre 1864. Il remonta ensuite vers le Nord, livrant notamment aux flammes Columbus, capitale de la Caroline du Sud. A la fin des hostilités, il achevait la conquête de la Caroline du Nord.

[10Serge Noirsain « Les forceurs de blocus » (CHAB News,n°2, 1988)

[11Sur le Mississippi.

[12Sans compter les actes de mauvais gré de cheminots yankees que les exploitants sécessionnistes avaient eu l’imprudence de garder à leur service, faute d’une autre main-d’œuvre spécialisée.

[13Plusieurs fois mis à l’écran, la dernière par Walt Disney. Le film le plus remarquable tiré de cette affaire est « Le Mécano de la Générale » de Buster Keaton.

[14Pratique assez courante pendant cette guerre où les lieux de détention étaient si encombrés et posaient de tels problèmes de garde et d’approvisionnement à leurs geôliers que les belligérants se contentaient souvent de la promesse des prisonniers de ne plus combattre en échange de leur liberté.