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Chemin de fer et cinéma (V)

J. Delmelle.

mercredi 10 décembre 2014, par rixke

V. Le cinéma de l’aventure joue l’atout du rail.

Le cinéma de l’aventure est incontestablement celui dont la fortune a été la plus rapide et est la mieux établie. Peut-être n’y a-t-il pas lieu de s’en réjouir car ce cinéma-là ne joue pas toujours un rôle bénéfique dans l’éducation des masses. Ne fait-il pas trop souvent l’apologie d’un con-conformisme facile mais séduisant qui suggère parfois au spectateur des façons d’agir ou de penser perverses ou pessimistes ?

Le cinéma de l’aventure, nous l’avons déjà signalé, fait feu de tout bois. Il s’inspire de l’histoire — d’une histoire souvent en désaccord avec les événements authentiques —, du roman de cape et d’épée. du « fait divers » policier, du récit de guerre ou d’espionnage. Il a recours à la fiction ou s’appuie, en tout ou en partie, sur la réalité. Il utilise maintes recettes ayant prouvé leur efficacité, associe le mystère à la violence ou à l’habileté, souffle le chaud et le froid, manie l’épouvante, le cynisme ou le fantastique, recherche les effets de choc et fait une grande consommation d’acrobates, de tueurs et de justiciers, de gangsters et de détectives, de filous et de fins limiers. Crimes ou délits constituent son ordinaire. Il se sert de tous les matériaux et de tous les ingrédients dont il peut disposer pour tenir le spectateur en haleine, sur le qui-vive, et le soustraire à une réalité sans relief, l’enlever à lui-même et l’identifier, pour un temps, à ses héros pleins de force, de courage, d’astuce et d’audace. Afin d’atteindre son but, il cravache sans cesse l’intérêt et suscite des réactions émotives en dosant, avec plus ou moins d’intelligence et d’adresse, ce qu’il est convenu d’appeler l’atmosphère et le suspense.

Pour réaliser ses intentions, le cinéma de l’aventure doit, en outre, utiliser au mieux de ses besoins les règles du langage cinématographique. Il ne lui suffit pas d’avoir un bon sujet, des acteurs convaincants, un dialogue qui porte. Il faut qu’il « bouge », et c’est parce que nécessité fait loi que, depuis toujours, il fait fréquemment accord avec le train. Ce n’est pas là, bien sûr, la seule raison d’une alliance souvent renouvelée.

Esquissant l’histoire du cinéma de l’aventure, il faut reparler du western, qui a fourni à ce cinéma une matière s’adaptant au mieux à ses qualités propres que sont le sens du mouvement et de l’espace. Or, nous l’avons fait remarquer, le premier ou l’un des tout premiers de, tous les westerns est un film ferroviaire : The great Train Robbery.

Le succès rencontré par cette œuvre de Porter devait décider de l’avenir du genre, fixer — tout au moins pour un temps — ses données essentielles et inciter les réalisateurs à jouer, chaque fois que In chose est possible, l’atout du rail.

C’est parce que nombre de ces réalisateurs ont mis cet atout dans leur jeu que Roger Gillard, après avoir rappelé la réussite de Porter, a pu écrire : Le « western ferroviaire » a conquis l’Amérique. Une jeune actrice, Helen Holmes, se fera même, en ce domaine, une réputation de spécialiste. Successivement, nous la voyons dans « Le Train de la Malle-Poste en Danger », « La Locomotive volée », « Le Train de la Mort », « La Locomotive emballée », etc. Un autre spécialiste du « western », William Hart, acquiert la célébrité avec la série des « Rio Jim ». Ici, encore, les trains sont à l’honneur avec, entre autres, « A l’Affût du Rail », l’une des mieux réussies, d’ailleurs, de ces fiévreuses réalisations [1].

Aujourd’hui, le western, qui ne s’est pas libéré entièrement des conventions simplistes de sa prime jeunesse, n’a pas terminé définitivement sa carrière mais il a incontestablement perdu la souveraineté qui, il y a un quart de siècle à peine, lui était universellement reconnue. Sa royauté, il l’a abdiqué en faveur du film policier qui a entrepris la conquête des cinéphiles il y a trente ou quarante ans, voire davantage, à la faveur de l’engouement du public pour les héros d’un nouveau genre de Gaston Leroux, Maurice Leblanc, Marcel Allain et quelques autres écrivains populaires se situant dans la perspective ouverte par un Ponson du Terrail, un Eugène Sue, un Edgar Poë et un Emile Gaboriau. En moins de deux lustres, Arsène Lupin et Rouletabille inondent le marché mondial, nous rappelle Roger Cillant [2] ; Nick Carter, Nat Pinkerton, Zigomar et Fantômas se vendent par centaines de millions de volumes. Les cinéastes, évidemment, ne pouvaient laisser s’échapper pareille aubaine. En 1909, le réalisateur français Victorin Jasset, achète les droits de « Zigomar » ; le film sort en 1911. L’on verra alors un héroïque détective sauter d’un train en marche, au péril de sa vie, à la poursuite de sombres criminels : Paulin Broquet entre, à son tour, dans la légende.

Outre les voies du western et du policier, le cinéma de l’aventure s’ouvrira encore quelques autres grandes directions. Il suivra plus spécialement l’une de celles-ci, celle s’éloignant, à travers des paysages exotiques, à la rencontre de héros appartenant à la grande famille des « Robinsons », que ceux-ci soient de Stevenson, de Boussenard, de Mayne-Reid ou de quelque autre redécouvreur de Defoë. On le verra aussi subir l’influence de Paul Féval fils et de certains auteurs de même genre, de Wells et d’autres imaginatifs, avant de céder à la tentation d’un « spatial » remplaçant les trains et tous les autres moyens de locomotion terrestres par des fusées et d’autres engins se libérant des lois de la pesanteur.

Qu’il procède du western ou du policier, voire du genre « Robinson », le cinéma de l’aventure continue, aujourd’hui comme hier et avant-hier, à recourir fréquemment à la collaboration ou, mieux, à la complicité du train. Il lui confie, dans l’action, une tâche irremplaçable, celle d’instrument de la fatalité, d’ordonnateur, d’instigateur ou d’auxiliaire du destin. Bien entendu, le rôle dont il est ainsi chargé suppose, dans bien des cas, la participation ou la subordination des acteurs dont des performances assez périlleuses sont parfois exigées.

On a tôt fait de constater, après avoir assisté à la projection de quelques dizaines de films d’aventures dans lesquels le rail intervient, qu’un certain nombre de faits et gestes identiques ou semblables se répètent assez souvent : corps placés en travers des voies, chutes ou sauts d’un convoi en marche, prises en écharpe, poursuites sur les toits ou dans les couloirs des wagons, démarrages intempestifs, courses de vitesse avec les rapides, attaques, accidents, dynamitages, etc. Le rail, dans le film d’aventures, se fait volontiers tueur et justicier.

C’est principalement au beau temps du western que l’on a vu le héros ou l’héroïne attachés par leurs adversaires en travers des rails alors qu’une locomotive s’annonce. Dans Une Course pour la Vie, de Mack Sennett, la jolie Mabel Norman — ainsi que nous l’avons déjà signalé — devait subir cette angoissante épreuve également vécue par nombre d’autres vedettes dont la mutine et très sportive Pearl White, une célébrité du temps du muet, qui, dans La Reine s’ennuie, une bande de 1917, était abandonnée sur le rail, évanouie, à peu de distance au-delà de la sortie d’une aiguille... qui, au dernier moment, devait diriger l’express sur l’autre voie. Epouse du réalisateur et acteur Wallace Mac Cutcheon, Pearl White fut aussi la tête d’affiche de quantité d’autres films haletants parmi lesquels Les Mystères de New York, un ciné-roman de Louis Gasnier réalisé en 1914 et ne comportant pas moins de vingt-quatre épisodes, où on la voyait pourchassée par un sadique sur des voies ferrées de la banlieue new yorkaise et dans les souterrains du subway. Pearl White devait encore reparaître dans Les Exploits d"Elaine, Par Amour, Le Cercle rouge, la Maison de la Haine, l’horrifiant Masque aux Dents blanches, etc. Elle eut pour principale rivale Ruth Rolland, qui, elle, semblait être une abonnée du chemin de fer [3].

Les simulations de Mabel Norman, Pearl White et de leurs émules n’étaient pas sans danger, et la preuve nous en est fournie par Ernest Coustet [4], qui raconte : Un jour, près de Londres, un entrepreneur de pièces cinématographiques faisait tourner une tentative de déraillement d’express sur la ligne du Brighton Railway. Les auteurs de ce méfait, selon le scénario, étaient surpris par un figurant, habillé en employé de la compagnie, et le ligotaient au milieu des rails. Un train arrivait peu après, mais il était convenu qu’il s’arrêterait à temps, de façon que l’on pût remplacer l’acteur par un mannequin qui serait ensuite broyé par le convoi remis en marche. Malheureusement, les rails étaient mouillés ; le mécanicien ne réussit pas à faire stopper sa machine, et l’homme ligoté, qui n’était autres que le propriétaire du cinéma, fut écrasé.

Extrait du film « Le Paradis des Voleurs ».

Le « vilain » qui désire se défaire de quelque adversaire ou témoin gênant n’a généralement pas recours, dans les bandes policières ou d’espionnage, au moyen utilisé par les ennemis de la belle Pearl White. Il le précipite sur le ballast, durant la marche d’un train, ou sur les rails, au moment de l’approche d’un convoi. Et c’est ainsi que, dans le film psychologico-judiciaire Thérèse Raquin, inspiré à Carné par une œuvre de Zola, on a pu voir l’époux de l’héroïne titulaire jeté à bas d’un train roulant à pleine vitesse. Dans un récent « thriller » de Stanley Donen : Charade, l’action démarre, de même, au moment où Charles Lampert est précipité du rapide Paris-Le Havre après avoir été dépouillé d’une importante somme d’argent. Par ailleurs, dans Le Tueur de Dames, un suspense anglais où s’illustrait Alec Guiness, on voyait deux complices précipiter une de leurs victimes du haut d’une passerelle surplombant les voies du chemin de fer. Des scènes de même genre ont été introduites dans quantité d’autres films commerciaux. Dans Mamma sconosciuta, projeté sur nos écrans sous le titre De Mère inconnue, le spectateur assistait à une âpre et violente bataille entre des trains à l’arrêt et en mouvement jusqu’au moment où le « mauvais » était pris en écharpe par une locomotive. Rejeté mourant sur le ballast, il avait encore le temps de demander pardon de ses forfaits à ses victimes.

Le rail est responsable, au cinéma, de nombre de crimes. Il faut cependant dire, à sa décharge, qu’il fait généralement grâce aux innocents. L’étrange faculté de sélection que lui attribuent les producteurs de films a été illustrée par plusieurs bandes dont, en particulier, Danny Boy — ou Une Ame de Chien —, ayant comme principaux protagonistes Robert Henry, Ralph Lewis, Sybil Merrit et le chien Ace. L’action de cette œuvre se déroule, en partie, aux abords d’une ligne de chemin de fer. Par un beau jour, les époux Johnson sont occupés à pique-niquer non loin de la voie lorsque leur enfant s’engage soudain sur les rails au moment précis où surgit un rapide. Mais le chien, que l’on conduit vers le bois où — afin d’obtempérer à une ordonnance du juge — il doit être abattu, obéissant à un ordre bref de celui qui doit l’exécuter, s’élance à pleines foulées et, au tout dernier moment, arrache l’enfant à une mort certaine. Cet exploit vaudra au chien la clémence du juge, dont la sanction, d’ailleurs, avait été influencée par un faux témoignage.

L’univers ferroviaire a beaucoup servi aux réalisateurs de films d’aventures. Abandonnant la série des œuvres où le rail se fait tueur ou justicier, venons-en à celles dites « de poursuite ». Presque tous les westerns ferroviaires appartiennent à cette autre catégorie. Citons, par exemple, The maverick Queen, de Joe Kane, ainsi que Le Dernier Train de Gun Hill, dont nous avons déjà parlé, et Le Train sifflera trois fois, de Zinneman, qui devait valoir à Cary Cooper (héros de tant d’autres westerns de qualité) son deuxième « Oscar ». Se rattachent également au film « de poursuite » quantité de récits policiers ou d’espionnage parmi lesquels plusieurs ont été signés par un vétéran du cinéma français, Louis Feuillade, dont George Fronval [5] a dit : Des metteurs en scène tels que Louis Feuillade, à la fois scénariste et réalisateur, entreprirent des films à épisodes. Il y eut « Judex » et d’autres encore. Louis Feuillade eut souvent recours au chemin de fer. Il affectionnait tout particulièrement la gare de Brunoy et, chaque fois que l’occasion se présentait, il y transportait son appareil de prise de vues. Dans un sérial « Barrabas », il fit sauter le jeune premier de la passerelle sur le toit d’un wagon d’un train qui passait à ce moment. Certes, le convoi ne roulait pas à sa vitesse habituelle, mais l’opération n’était pas sans risque car on n’avait, à cette époque, guère recours au truquage. A Brunoy également, aux abords de la gare, fut tournée, pour les besoins d’un film intitulé « Audax », une interminable poursuite sur le ballast. A cette époque, le public n’était pas difficile. Il admettait facilement les plus grossières invraisemblances, et le héros du film pouvait, s’il le voulait, sauter d’un express roulant à 80 à l’heure et se retrouver frais et dispos en bordure de la voie, le pli du pantalon impeccable...

Barrabas avait été précédé d’un certain nombre de films dont les acteurs se livraient à d’acrobatiques exploits, sautant sur les toits des Pullmans ou luttant de vitesse avec les rapides, comme dans plusieurs ciné-romans joués par l’athlétique Charles Hutchinson (motocycliste engageant de folles poursuites avec le train, le dépassant parfois et franchissant les passages à niveau à la toute dernière seconde) ainsi que dans telle comédie échevelée de Mack Sennett animée par un régiment de jolies filles en maillot de bain, les Beauties Girls, et par une bande de comiques frôlant de près le chasse-bœuf ou ramasse-corps d’une impressionnante locomotive. Ces comiques, généralement engagés dans d’absurdes courses effectuées tantôt à pied et tantôt en voiture, ont été intimement liés à l’élaboration du style emporté et furieusement parodique, d’un mauvais goût cocasse et souvent insolite, qui a constitué le trait essentiel de la naissante école comique américaine.


Source : Le Rail, juin 1965


[1Dans Chants et Chantres du Rail, Editions Le Rail, Bruxelles. 1962.

[2Ouvrage cité en (1).

[3George Fronval dans son article Cinéma ferroviaire publié dans l’Almanach du Rail, 1964.

[4Dans son ouvrage sur Le Cinéma, Librairie Hachette, Bibliothèque des Merveilles, Paris, 11e mille, 1921.

[5Dans l’article cité en (3).