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Un du rail (II)

H. Goldstein. (Prix du Directeur général de la S.N.C.B.)

lundi 7 août 2023, par rixke

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 Chapitre III. Solitude et dépression.

Ce fut l’hiver le plus triste de ma vie. J’avais dix-neuf ans et j’étais sans espérance. Je n’avais plus confiance dans les êtres ni en moi-même. Je ne cessais de m’étonner devant l’indifférence de l’homme pour l’homme. La vie au bureau « pour toujours » m’effrayait. J’avais encore l’impression que tout le monde me calomniait. La lecture ne m’intéressait plus. J’allais de temps à autre à mon groupe de jeunes par désœuvrement, mais le cœur n’y était pas.

La foule du matin, des bataillons d’employés et d’ouvriers en marche vers les bureaux et les usines me rendait triste...

La foule du matin, des bataillons d’employés et d’ouvriers en marche vers les bureaux et les usines, me rendait triste. Triste en hiver parce qu’il fait noir le matin quand on arrive et le soir quand on sort. L’eau dégouline sur les pardessus. La foule est morne, les pieds dans la boue.

On peut supporter sa vie sans la justifier, mais pas seul. Il faut une fiancée, une femme, des enfants, cesser de réfléchir.

Quelque chose en moi s’exaspérait de ne pas rencontrer l’amour. Allais-je devenir prisonnier de l’instinct ? Comment découvrir la femme que j’aimerais ?

Je me demandais si c’était loin la mort et si on était obligé de vivre jusqu’au bout. Quitter la vie, c’est un acte sérieux. Je voulais réfléchir, ne céder qu’à des raisons mûries en dehors du chagrin. Gravement, je décidai de mener une enquête, mais où trouver la concentration nécessaire ? J’étais angoissé et je n’avais que des idées fuyantes.

Je n’étais plus obligé de suivre des cours. La nécessité d’un but à atteindre m’aurait peut-être sauvé. Je ne croyais plus à la valeur transcendante du travail. Il me paraissait abrutissant, une servitude sans grandeur.

C’est cet hiver que ma mère subit une opération. Des polypes, assurait-on, mais j’étais convaincu qu’il s’agissait du cancer. Quand elle revint à la maison, affaiblie mais heureuse, je me demandai combien de temps nous la conserverions.

Jamais je n’avais été aussi sensible à l’horreur du décor urbain, à la laideur de certaines petites rues industrielles. Il y avait un lien entre l’impossibilité de vivre une vie normale et mon inefficacité. Un lien obscur et menaçant.

J’étais irritable au bureau, où j’accomplissais mécaniquement ma tâche. Mes collègues et mes supérieurs me semblaient hostiles parce que j’étais moi-même agressif. Mon chef de bureau, qui ne voyait que le rendement, disait au sous-chef : « Il supporte mieux la fatigue que la surveillance. Quand il sait ce qu’il doit faire, laissez-le en paix. » Mon chef direct était parfait, mais on sentait qu’il ne vous regardait pas, ne vous voyait pas. Oui, il ne regardait qu’en lui-même. Et se voyait-il seulement ?

Je n’étais pas un bon camarade et il me semblait que mes collègues ne m’appréciaient plus. « Papotages et bavardages sont les deux mamelles de nombreuses administrations », tel était le genre d’aphorisme dont j’étais capable.

Mon ouvrage était toujours exécuté avec soin, rigoureux mais dépourvu de joie. Du matin au soir, je demeurais dans un état de morne indifférence. J’avais, et je ne l’ignorais pas, une dépression nerveuse.

Pourquoi tant d’hommes et de femmes sont-ils angoissés, tourmentés, à l’époque moderne ? Pourquoi tant d’êtres que nous rencontrons dans la rue et sur les tramways portent-ils les stigmates d’une dépression chronique, qui n’ose pas dire son nom, qui n’ose pas s’avouer à soi-même ni même au docteur ?

Parfois, je me regardais dans la glace et je me scrutais.

Catherine voulait me confesser, mais je prétendais ne pas souffrir.

– Marguerite Chotard est une allumeuse, une fille qui ne t’aurait pas apporté le bonheur, répétait-elle souvent.

– Je souffre de lassitude, d’insomnies, de fatigue chronique, de pertes de mémoire. Mais il y a belle lurette que j’ai oublié Marguerite.

– Si tu ne te soignes pas, Jacques, je préviendrai nos parents.

– Je te promets qu’au printemps, nous irons voir un médecin si je ne suis pas guéri. Sais-tu, Catherine, que je suis un être d’élite ? ajoutai-je en plaisantant. Stephan Zweig a écrit : « Seul celui dont l’âme est déchirée connaît la soif de la perfection, seul celui qui est traqué atteint l’infini ».

– J’aimerais mieux te voir heureux, Jacques, fit-elle tristement. Ne puis-je t’aider ? Comment papa et maman ne s’aperçoivent-ils de rien ?

– Je me demande, douze heures par jour, quel sens donner à ma vie.

– En mars, tout ira mieux.

Mais le printemps ne vint ni en mars, ni en avril, ni en mai. Il continuait à geler la nuit et, le jour, la température oscillait autour de dix degrés.

Le désespoir m’avait pétrifié. Je sentais qu’une vie différente me soulagerait, que je devrais cesser d’être seul. Etais-je devant une étendue d’années monotones à parcourir avec le même fardeau ? La souffrance n’est peut-être pas la pire des peines mais l’angoisse, la peur, l’ennui lancinant.

Les mois s’écoulaient. Le soleil ne me réchauffait pas de ses rayons ardents. Il n’est pas bon de se sentir seul au monde.


Source : Le Rail, septembre 1964