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Un du rail (V)

E. Goldstein. (Prix du Directeur général de la SN.C.B.)

vendredi 1er septembre 2023, par rixke

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Chapitre IX - Le rideau tombe

Je réfléchis pendant plusieurs jours et je décidai enfin d’écrire à Olga. Ma lettre était feutrée, réservée, et l’incertitude aiguisait mon esprit. La jeune fille pouvait se retirer sans que j’en fusse le moins du monde humilié. J’en souffrirais, bien sûr. A cette pensée, j’avais un petit goût de larmes au fond d’une joie fantastique qui était mon espérance. Je lui demandai une rencontre en dehors de l’administration. Pendant trois longues journées, je fus obsédé et ne parvins pas à étudier.

Lorsque sa lettre arriva enfin, je n’osai pas l’ouvrir. Mon cœur allait se briser. C’était le soir, à mon retour. J’étais dans ma chambre. Tourné vers la haute fenêtre, je suivis la danse des peupliers sur les nuées.

Enfin, je dévorai le billet à la fois court, amical. Elle m’indiquait deux soirs de la semaine prochaine où elle serait libre. Elle me désignait en toute simplicité un établissement près de la gare du Luxembourg où nous irions nous rencontrer. Ces quelques lignes me transportèrent. Elle et moi, nous étions insérés dans un jeu inextricable. Notre liberté serait d’être liés jusqu’à la fin, songeai-je dans mon rêve.

Ce soir-là arriva enfin. Je l’invitai à dîner. Au cours de notre entretien, je mêlai quelques allusions voilées à mes sentiments pour elle. Toujours la crainte de l’effaroucher.

J’étais enivré par la poésie qui émanait de tout son être tandis que nous nous promenions dans les rues silencieuses de sa commune, sous le clair de lune de mai, qui baignait toutes choses d’une lumière argentée.

Un mois passa. Notre amitié grandit. Je l’embrassai délicatement sur le coin des yeux et de la bouche.

Je voulais à tout prix réussir mon dernier examen et j’essayai de lui faire comprendre que, pendant un mois, nous ne nous rencontrerions plus et que nous cesserions toute correspondance. Je savais qu’elle avait entendu mes raisons. M’en voulait-elle ?

Elle hésita une seconde...

Dès que j’appris mon succès, je lui envoyai un télégramme auquel elle ne répondit pas. Je lui écrivis ensuite chaque jour pour me faire pardonner. Vainement, me semblait-il : je lui expliquai l’enjeu de ce dernier examen. Son silence me fit regretter mon attitude. Je traversai des moments d’angoisse et je recommençai à me détester.

Enfin, elle vint me voir à l’administration.

– Pourquoi avoir été si cruelle ? Pourquoi m’avoir laissé dans l’incertitude ? J’avais si peur d’un abandon définitif.

– J’ai moi aussi souffert du tien. Tu as été insensible. Etais-je certaine que tes examens n’étaient pas un prétexte ? Volonté ne signifie pas dureté.

– Ce soir, nous dînons ensemble pour fêter notre réconciliation ? demandai-je.

Les retrouvailles sont délicieuses. On reprend ce qu’on avait eu si peur de perdre.

J’insistai pour qu’elle fît la connaissance de ma famille, ce qui équivalait à une demande en mariage. J’étais encore inquiet de la perdre. Elle hésitait, éprouvant un certain effroi à la pensée de s’engager « pour toujours ».

Elle me conduisit d’abord chez ses parents : d’humbles ouvriers qui avaient travaillé dur mais possédaient aujourd’hui leur maison, leur jardin, leur lopin de terre. Ils me reçurent avec courtoisie et réserve.

Enfin, Olga consentit à se rendre dans mon Brabant wallon et y faire la connaissance de mes parents.

Ma mère l’embrassa fougueusement tandis que mon père la traitait en princesse. J’étais sur des charbons ardents. Quelle impression mes parents lui avaient-ils faite ? Ma sœur Catherine et ses deux enfants semblaient l’avoir conquise. Elle adorait Marianne, âgée de huit ans, et son petit frère Jean-Michel, me confia-t-elle par la suite. Elle ne fit aucun commentaire concernant mes parents.

Un samedi soir, elle voulut bien aller danser. J’étais ému en la serrant contre moi. Mon cœur palpitait quand je l’aidai à enfiler son manteau.

J’étais certain que je deviendrais chef de section à la S.N.C.B. Je pouvais envisager d’un esprit tranquille la création d’un foyer. J’avais acheté une motorette et je l’emmenai faire une promenade au bois de la Cambre. La nuit d’automne était douce, exquise, embaumée, le genre de soirée où l’on peut s’attendre à tout. Assis à côté d’elle, ma main posée sur la sienne, je sentais mon cœur battre à se rompre. Je crus un instant que je ne résisterais pas à l’émotion et que ce feu intérieur finirait par me consumer. Eprouvait-elle les mêmes sentiments que moi ? Elle ouvrit à peine la bouche, je la regardai à la dérobée et vis qu’elle avait les yeux fixés droit devant elle, le visage contracté. J’en fus bouleversé.

– Chérie, dis-je au bout d’un long moment, c’est une chose merveilleuse de t’avoir connue. Promets-moi que cela durera toujours.

Elle hésita une seconde, tandis que je retenais mon souffle. Je sentis qu’elle était en proie à une violente lutte intérieure.

– Si nous marchions un peu ? proposa-t-elle.

Je lui pris le bras et nous marchâmes dans une allée sombre. Les feuilles mortes crissaient sous nos pas. L’ombre se coulait dans les massifs. Une branche craquait malencontreusement. Il commença à faire un peu frais et elle frissonna légèrement. Je la pris dans mes bras sous prétexte de la réchauffer et, l’instant d’après, nos lèvres s’unirent en un long baiser, qui exprimait la passion que nous avions tous les deux refoulée depuis si longtemps. J’aurais voulu lui communiquer ma chaleur dans mon étreinte. Enfin, elle se serra contre moi, je la respirai et elle me rendit fougueusement mes baisers.

Je lui proposai de rentrer, tandis que ses yeux ruisselaient de larmes.

– Chérie, ne pleure pas, je ne peux pas le supporter.

Le silence se referma sur notre communion, notre accord tacite. Je sentais qu’elle voulait me dire quelque chose. Peut-être n’était-elle pas assez sûre de sa voix. Son regard reflétait un tel excès de joie. Enfin, elle chuchota :

– Nous nous marierons au printemps.

– Pourquoi pas dans un mois ? demandai-je avec impatience.

– Il faut se préparer intérieurement à une vie nouvelle.

Ce soir, j’avais franchi une frontière décisive. Les situations embarrassantes se dénouent parfois simplement. J’avais le sentiment qu’une existence était achevée et qu’une autre approchait, neuve et complètement scindée de la première.

Le temps s’écoulait sans que j’en eusse conscience.

J’eusse souhaité qu’Olga demeure chez nous après le mariage. Tous mes arguments furent inutiles. Trop attachée à sa vocation, elle ne l’abandonnerait point. Peut-être la maternité, songeai-je, sans oser formuler mes espoirs.

Je mets un point final à ce récit à la veille de mon mariage.

Je ne crois pas appartenir à cette race de gens qui ne peuvent se satisfaire du moment présent, et pourtant il me faut sans cesse aller au-delà de ma condition. Poursuivre mon effort.

Le rideau est tombé sur une période de ma vie, de ma jeunesse. Le destin de l’homme, pour qu’il se réalise pleinement, réclame le travail, la création. Jamais on n’obtient rien de profond, de durable, par le dehors. L’amour, la sympathie, ne sont pas dans les hommes et les choses, mais en nous.

FIN.


Source : Le Rail, décembre 1964