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Une dynastie de cheminots (IX)

J. Delmelle.

mercredi 23 décembre 2015, par rixke

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D’autres encore se sont attaqués à ceci et à cela, pour paralyser l’action nazie. C’est ainsi que le fils du vî Marcel, Joseph Barbeaux, à présent employé à la Direction de la S.N.C.B., a fait partie d’un groupe chargé d’opérer spécialement contre les moyens de transport utilisés par l’ennemi, en provoquant déraillements et destructions de trains de troupes et de marchandises. Il a notamment participé au dynamitage d’un pont métallique enjambant la Lesse et protégé, à chacune de ses extrémités, par un poste de trois soldats de la Wehrmacht, installé dans des épaulements pour mitrailleuses. L’opération était délicate, extrêmement périlleuse, mais elle devait absolument réussir. Joseph et ses compagnons ont réussi. Au cours de ce coup de main, Joseph s’est fait une entorse au cou de pied droit et a échappé de peu aux poursuites menées par les Allemands. Un de ses camarades y a laissé sa peau. C’est évidemment à la faveur de la nuit que ce travail, d’un genre très particulier, a pu être conduit à bonne fin. Un homme — le groupe en comprenait quatre au total — traversa la voie en rampant, descendit le remblai et, nanti de deux charges de dynamite, atteignit la base d’une des poutrelles d’acier soutenant le pont, creusa — sans faire de bruit — un trou pour y placer ses paquets et les paquets qu’une navette lui apporterait. La navette, c’était Joseph. Il effectua trois fois le parcours, portant chaque fois deux charges. Avec celles du premier partisan, cela faisait huit charges au total. Quatre furent placées à la base d’une poutrelle et quatre à la base d’une autre, dans des trous soigneusement bouchés au moyen de grosses pierres cimentées avec de la terre. A un moment donné, les gardiens du pont, ayant sans doute entendu un bruit suspect, braquèrent un puissant faisceau de lumière sur la pente. Heureusement, d’épais buissons, aux abords des piliers de soutènement, offraient aux deux hommes une protection providentielle. Le rayon lumineux les accrocha au passage, parut s’y complaire, fouilla plus loin, revint, remonta, chercha ailleurs, soupçonneux, inquiet. Puis ce fut, à nouveau, l’obscurité. Le travail reprit. Un train s’annonça dans le lointain. Les deux hommes avaient terminé leur boulot et, rapidement, s’éloignèrent, déroulant le cordon Bickford. Deux minutes plus tard, ils avaient rejoint leurs camarades. Le cordon fut fixé au détonateur. Le train, lentement, se rapprochait. Bientôt, il apparut au tournant de la vallée. Les quatre hommes se regardèrent.

« Il est minuit dix. C’est lui ! »

Agrippé au-devant de la machine, un soldat allemand dirigeait, sur les rails, à une vingtaine de mètres du train qui roulait doucement, la vive clarté d’un phare.

« Ils se méfient, dit l’un des hommes.

— Tu crois que la charge explosera ?

— Pourquoi pas ? En tout cas, abritez-vous convenablement. On risque d’être mitraillé par des éclats de pierre ou de ferraille. »

La locomotive s’était engagée sur le pont, précautionneusement. Se levant brusquement pour jouir du spectacle qui va se produire, un des quatre hommes risque de tout faire rater.

« Couche-toi ! », lui ordonna le chef, tout en appuyant à fond sur la tige du détonateur. Un tremblement de terre se produisit. Le pont se souleva brusquement, craqua, s’écroula, entraînant les wagons, tandis que, projetées en l’air, des pierres et des ferrailles tournoyaient dans le ciel. L’homme qui s’était levé n’avait pas obtempéré à l’ordre du chef. Peut-être ne l’avait-il pas entendu. Pierres et ferrailles, graviers et boulons retombaient en pluie. Projeté en arrière par le déplacement d’air, l’homme tomba, le crâne fracassé par un éclat de métal pas plus gros qu’une noix, mais tranchant comme du verre. Le travail accompli, les trois survivants, s’ils voulaient s’en tirer, n’avaient plus qu’une chose à faire : détaler au plus tôt, sans prendre le temps de traîner ou d’enterrer le corps de leur malheureux camarade. De l’autre côté du pont, les soldats ouvraient le feu, au hasard, balayant toute une partie de la pente au sommet de laquelle ils se trouvaient. Dans quelques instants, alerté, le commandant ferait « ratisser » les environs de la ligne et du pont. Des wagons préservés de l’explosion — les trois derniers du convoi — sortaient quelques gardes armés. Il fallait fuir au plus tôt, à travers les fourrés. C’est alors que Joseph se fit une entorse, ayant buté contre une racine. Ne pouvant plus avancer qu’avec beaucoup de difficulté, il ne s’en tira que grâce à l’aide de ses deux compagnons. Au matin, exténués, contents d’avoir bien rempli leur mission, tristes d’avoir perdu un des leurs, les trois hommes se trouvaient en lieu sûr, à Dinant, dans la maison d’un cheminot dévoué aux membres de l’organisation.

Pendant quatre ans, ainsi, les partisans et les cheminots ont mené, contre l’occupant, une lutte sourde, féroce, implacable. Ils étaient aidés, dans leur tâche, par maints de leurs collègues n’ayant pas dû se réfugier dans la clandestinité. Ils trouvaient, en eux, de précieux auxiliaires leur fournissant argent, victuailles, vêtements, gîte et, aussi, renseignements concernant les heures de passage des trains de troupes, la composition des convois de marchandises — de carburant surtout — à destination de l’armée ennemie. Tous, ceux de la résistance souterraine et ceux de la surface, étaient unis de la sorte, outre par les liens de parenté existant entre tous les servants du rail, par la défense d’une même et grande cause, celle de la patrie et de la liberté.

Le souvenir des quatre années de guerre a pâli. Comme les événements dont nous avons été les témoins et les acteurs en ces temps barbares nous paraissent lointains à présent ! Nous avons oublié l’occultation, les haltes prolongées en pleine campagne, le hurlement sinistre des sirènes, le pas clouté des bataillons en marche, le fracas des explosions, mais nous gardons la mémoire de ceux qui sont partis pour ne plus revenir, et en pensant à eux, nous sentons une immense tristesse nous envahir. Parce que la guerre, à laquelle ils ont fait la guerre, reste au centre de nos préoccupations, reste la plus constante de nos appréhensions !


Source : Le Rail, septembre 1960