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Poésie de la traction électrique

lundi 9 août 2021, par rixke

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Le romantisme de certains ne peut pas concevoir la poésie du rail sans les panaches des machines à vapeur, ces « monstres d’acier » que les premiers romantiques maudissaient en regrettant, eux, les charrettes. Il y a pas mal de paresse et de conformisme dans cet état d’esprit qui ne court aucun risque : en se berçant du passé et d’un présent qui va finir, on se dispense de rechercher la beauté du réel qui s’implante et d’en affirmer les promesses.

Le vrai poète moderne – il en est à toutes les époques – va de l’avant. Il voit, il prévoit, il crée des symboles nouveaux. C’est ce qu’a très bien fait Charles Antoine, lauréat de notre concours de poésie sur la traction électrique (voir Le Rail n° 35). Beaucoup trop de concurrents, au contraire, ont profité de ce sujet imposé pour se laisser aller à des lamentations aussi inutiles qu’obstinées sur la traction à vapeur, en sorte que leurs envois mélancoliques traitaient plus de celle-ci que de celle-là dont il devait être question.

Si l’on comprend les anciens machinistes quand ils regrettent, dans leur passé, la richesse d’expérience qui le gonflait alors de sève, combien l’on préfère la vision de M. Léon Remont (Solre-sur-Sambre), qui, très simplement sans doute, mais avec une sympathique lucidité, note l’émotion virile de celui qui est passé d’un système à l’autre :

Adieu, ma vieille ! Tu n’es plus digne
De te montrer sur la ligne.
Tu représentes le passé...
Maintenant, tout pour le Progrès.

J’ai dû retourner à l’école
(A mon âge, tu rigoles !)
Pour posséder, à fond, les instructions
Du nouveau mode de locomotion.

J’ai vu la nouvelle machine électrique.
Je l’ai conduite ; elle est pratique.
Ne sois pas revêche, je ne veux pas te froisser.
Encore moins t’humilier.

Crois-moi, tu ne peux te poser en rivale...

Sans vouloir humilier non plus ceux qui ont chanté la vapeur, force nous est de noter que les poètes d’aujourd’hui rivalisent avec ceux d’hier et qu’ils imposeront aussi leurs visions de la traction électrique. Nous en sommes convaincus après avoir lu les travaux des concurrents et des concurrentes.

Eh oui ! plusieurs dames nous ont fait la bonne surprise de participer à notre concours et de remporter deux prix sur six.

Deux d’entre elles, en effet, Mmes Georgette Champagne-André (Waterloo) et Jeanne Thill-Burnay (Virton). se sont particulièrement distinguées par des envois dont le rythme et la légèreté convenaient très bien au sujet.

Voici des extraits du poème de la première, auquel le jury a décerné un deuxième prix bien mérité :

Verte reste la prairie
Et le soleil dans chaque fleur
Ne craint plus la fumée, peinte de nuit,
Des trains à vapeur.
Vitesse, puissance,
Voltage,
La science
Encourage
Sa plus belle fée...

Soudés en perspective,
La rame, les rails,
Les lignes, déformées par la vitesse
Et les paysages mouvants.
Mordent avec ivresse
L’horizon, l’espace et le temps.

Amis et fiancées,
La tendre fée
Arrache des heures
A vos bras impatients !
Car la distance s’est fondue
Dans le creuset électrique,
Et les roues éperdues
Rythment des heurts métalliques
Légers
Comme les baisers
De l’arrivée...

Les trois envois de Mme Thill-Burnay prouvent, sans conteste, une nature poétique aussi remarquable, mais elle n’a pas pu tout à fait se soumettre aux limites imposées dans ses deux meilleurs poèmes (en vers libres et subtils), et, quand elle s’est efforcée de le faire dans le troisième (« Locomotive »), elle s’est trouvée un peu guindée (est-ce la faute à l’alexandrin ?), sauf dans quelques strophes comme celles-ci, qui sont très belles :

Je vois ses veux brillants dans son masque de jade
Refléter son ardeur à vivre bien plus vite.
Ayant dans son clinquant la notion de son grade,
Elle imprime grandeur et noblesse à sa suite.
Elle parait féline, car on l’entend à peine
Stopper le long des quais en fièvre des départs,
Portant encore en elle le calme de la plaine
Qu’elle a coupée tantôt bien avant les remparts...

Il y a longtemps que l’on a comparé l’électricité à une fée. Si Mme Champagne a repris cette comparaison banale avec bonheur, d’autres concurrents ont été moins heureux en le faisant. Une exception toutefois : M. Georges Lelangue (Cuesmes), de qui nous citerons cet extrait plein de grâce :

Puissance autoritaire
D’un merveilleux mystère...
Invisible, de caténaire en caténaire,
Ardente funambule, elle court sur son fil !
Et, voulant partager son désir sans limite
D’aller toujours plus vite,
Elle attire le train dans son rythme subtil...

C’est une note magique aussi que l’on retrouve dans l’envoi de M. Gérard Godard (Visé) :

Les fils,
Où coule le fluide magique,
Tissent un tapis fascinant,
Sous lequel, fier et magnifique,
Le train glisse en se jouant
Et file...

En plus de ces lauréats, le jury a encore remarqué d’autres vers, notamment ceux de Joseph Nemry (Wépion), qui évoque la fantasque dentelle des fils qui vont se perdre à l’horizon lointain ; de M. Gérard Parrière (Grivegnée) (J’aime en toi tes grands yeux fixes, pépites dorées qui crèvent la brume !) ; de M. Jean Magis (Visé), qui compare la locomotive électrique à un cerf redressant fièrement ses grands bois dans le ciel ; de M. Raymond Semal (Bruxelles), qui n’oublie pas de noter le scintillement des myriades d’arcs au passage des frottoirs sur les fils givrés ; du jeune Luc Baeyens (Forest), qui a de qui tenir, et de René Andrien, dont une strophe nous permettra de terminer ces brefs commentaires par les points de suspension traditionnels qui prolongent toute poésie d’évasion :

Si souple est ton essor, rapide et gracieux.
Que certains voyageurs – pourtant de temps avares
Voudraient continuer, dans leur confort moelleux.
Leur périple bien loin, bien plus loin que les gares...


Source : Le Rail, septembre 1959