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Les faits face aux mythes : le chemin de fer est-il vraiment un gouffre à milliards ?

mardi 2 avril 2024, par rixke

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Un grand quotidien a publié en bonne place un article rédigé par M. Robert Weber, directeur Commercial de la S.N.C.B., dans lequel celui-ci fait justice des idées fausses circulant dans le public à propos du problème financier du chemin de fer.

Nous reproduisons ici cet article ; il ne manquera pas d’intéresser nos lecteurs !

Périodiquement se posent pour la Belgique les problèmes de l’équilibre de son budget.

A cette occasion, et plus spécialement cette année, on voit se multiplier des déclarations et des campagnes relatives au « déficit » de la S.N.C.B., « déficit » qui serait voisin de 9 milliards de francs et qui serait le signe d’une gestion lamentable et constituerait un exemple caractéristique de dilapidation des deniers publics.

Et pourtant, le problème des chemins de fer est plus vaste et plus compliqué que ne pourraient le laisser croire des opinions sans nuances.

Il suffira de citer quelques faits caractéristiques, parmi bien d’autres, pour montrer la confusion répandue dans le public et peut-être l’amener à se former un jugement plus objectif.

 Confusion entre « déficit » et « paiement »

Lorsque l’Etat, c’est-à-dire la nation, se fait fournir des services par l’industrie, nul ne s’étonne qu’il paie ce qu’il a commandé. Ce serait un tollé général si l’Etat s’avisait de ne pas les payer ou de ne les payer que partiellement.

Quand un entrepreneur touche par exemple 500 millions de francs de l’Etat pour travaux, qui songerait à proclamer que cet entrepreneur a reçu 500 millions de francs de « subsides » ou qu’il est en « déficit » de ce montant ? Tout le monde considère et accepte que l’entrepreneur a reçu la juste rémunération qui lui était due.

De cette conception normale et universelle du droit au paiement de la chose commandée, les mythes répandus dans l’opinion semblent vouloir exclure les chemins de fer.

La S.N.C.B. fut créée en 1926 avec pour objet une gestion industrielle sanctionnée par un bilan. Du même coup, il allait de roi que les relations entre l’Etat et la S.N.C.B. devaient devenir à tout point de vue identiques à celles entre l’Etat et l’industrie privée.

C’est là le fond même du problème posé par les chemins de fer.

En effet, quelle signification aurait un bilan si l’Etat se réservait le droit d’imposer à son gré à la S.N.C.B. des charges sans en payer le prix ? A la limite, quel eût été le sens de ce bilan si l’Etat, par exemple, lui avait imposé de transporter pour rien sans compensation ?

L’Etat, pour des raisons d’intérêt général, exige de la S.N.C.B. :

  • qu’elle transporte gratuitement les mineurs, les électeurs, etc. ;
  • qu’elle transporte différentes catégories de citoyens : militaires, anciens combattants, familles nombreuses, travailleurs, écoliers, etc., en leur accordant des réductions importantes ;
  • qu’elle effectue à des tarifs de faveur les transports pour les diverses administrations publiques ;
  • qu’elle maintienne en activité des lignes non rentables, etc.

On voit mal en vertu de quel principe la S.N.C.B. ne devrait pas être payée pour les services que l’on exige d’elle. Or, et c’est là une première confusion fondamentale : le paiement (d’ailleurs incomplet) des services exigés de la S N C.B. par l’Etat est baptisé « subsides » ou « déficit » pour la S.N.C.B., alors que ce ne serait qu’une « juste rétribution » pour l’industrie privée.

Y aurait-il une seule entreprise en Belgique prête à accepter le non-paiement des commandes de l’Etat ?

Reprenant la parole du dirigeant d’un grand réseau voisin, dont la gestion n’est pas critiquée, on peut dire : ce n’est pas la S.N.C.B. qui coûte des milliards à l’Etat, mais bien l’Etat qui coûte des milliards à la S.N.C.B.

 Confusion entre budget de l’Etat et budget de la S.N.C.B.

Peut-être dira-t-on : « Soit, il faut payer les prestations exigées de la S.N.C.B., mais il n’en reste pas moins qu’elle coûte à l’Etat des milliards ». Pour faire « parlant », on va même jusqu’à dire . « Chaque Belge doit payer 1.000 francs par an pour le chemin de fer ». Les formules simplistes sont séduisantes mais rarement justes.

Supposons que l’Etat décrète demain que tous les écoliers pourront se procurer gratuitement des souliers chez les chausseurs, et qu’à cette fin l’Etat remboursera « x » millions de francs aux chausseurs. Qui coûte à l’Etat « x » millions de francs ? Les écoliers ou les chausseurs ? Il va de soi qu’il s’agit d’une mesure sociale à l’égard des écoliers, mesure dont le coût devra être inscrit au budget de l’Etat (de préférence, pour y voir clair, au budget du département demandeur, ici de l’Education nationale, ou de la Famille).

Il serait donc normal que le coût des faveurs que l’Etat accorde sur les chemins de fer à de multiples catégories de citoyens : écoliers, travailleurs, familles nombreuses, militaires, etc., soit porté en compte aux budgets des ministères de l’Education nationale, du Travail, de la Famille, de la Défense nationale, etc.

Actuellement, tout cela est simplement porté au budget du ministère des Communications, ce qui accrédite l’opinion complètement erronée qu’il s’agit de « subsides » au transport, alors qu’en réalité il s’agit d’une part de subsides à divers secteurs de la collectivité, et d’autre part de l’indemnisation (d’ailleurs seulement partielle) de la S.N.C.B. pour les prestations effectuées.

Le principe qu’une dépense doit être portée au compte de ceux qui en sont bénéficiaires répond à un souci de clarté et la présentation des comptes publics ne peut qu’y gagner, car il permet de savoir « qui coûte et à qui ».

Si l’Etat décide une politique de déplacement à prix modeste pour les masses travailleuses et qu’il en résulte un paiement de, par exemple, 1 milliard de francs à la S.N.C.B., ce n’est pas la S.N.C.B. qui coûte un milliard de francs au pays, mais bien la politique sociale du gouvernement qui coûte cette somme à la S.N.C.B.

C’est l’évidence même et cela ne doit pas être caché au public.

Certains diront peut-être : « Qu’une dépense soit inscrite à l’un ou l’autre budget, quelle importance cela peut-il avoir ? »

Mais si cela n’a pas d’importance, alors plus aucune comptabilité n’a de l’importance et il faut renoncer à vouloir tirer des conclusions valables des comptes de la S.N.C.B., et notamment renoncer à savoir si la situation résulte des charges qui lui sont imposées ou est le résultat de sa gestion.

 Confusion entre la signification d’un bilan de société privée et celui de la S.N.C.B.

Le bilan, image annuelle de la situation d’une société commerciale, sert de critère d’appréciation de sa situation et souvent de sa gestion (encore que ceci soit discutable, car il est souvent bien plus difficile de gérer une société en difficulté qu’une société prospère).

Il va de soi que ce bilan n’a une valeur de comparaison que si « les conventions du jeu » sont les mêmes pour tous.

Quelle serait la valeur d’un bilan d’une société privée qui se serait vu imposer par l’Etat (pour des raisons d’ailleurs peut-être valables d’intérêt national) des conditions de fonctionnement et des entraves non imposées aux autres entreprises ?

Quand on parle « bilan », il y a lieu de se rappeler que les conditions de fonctionnement imposées à la S.N.C.B. s’écartent radicalement de celles des entreprises privées au point que la comparaison des « bilans » comme critères de jugement de la gestion en perd toute signification.

Quelle est, en effet, la société privée belge qui aurait accepté ou accepterait sans indemnisation les contraintes suivantes :

  • de devoir payer elle-même toutes les pensions de son personnel, alors que les pensions du secteur privé relèvent de l’O.N.S.S., dans le financement duquel l’Etat intervient largement ;
  • de se voir confier par l’Etat, en 1926, 119.800 agents sans recevoir un centime de réserves mathématiques pour les pensions de ces agents ;
  • de fonctionner avec 73.000 pensions à charge de 58.100 agents en activité ;
  • de ne pouvoir librement cesser ses activités non rentables ;
  • de ne pouvoir librement fixer ses prix, etc. ?

Ces contraintes ont été déposées par l’Etat dans le berceau de la S.N.C.B. lors de sa naissance en 1926 : elle n’en porte pas la responsabilité.

Le dilemme est clair :

  • ou bien la S.N.C.B. doit supporter les conséquences de cette situation dans laquelle ne se trouve aucune société privée du pays, et alors le « bilan » de la S.N.C.B. n’a aucune valeur comme critère d’appréciation de la gestion ;
  • ou bien la S.N.C.B. est partiellement compensée de ces contraintes qui lui sont imposées et, dans ce cas, les sommes qu’elle reçoit à ce titre ne constituent qu’une équitable rétribution (que le secteur privé exigerait et obtiendrait dans un cas analogue) et n’ont rien à voir avec des « subsides » et encore beaucoup moins avec un quelconque « déficit ».

Le principe de l’indemnisation des contraintes imposées ne serait discuté par personne s’il s’agissait du secteur privé.

 Confusion dans les comparaisons

De temps à autre, une « compétence » compare la gestion d’un réseau voisin à celui de la S.N.C.B. et en tire des conclusions défavorables à cette dernière.

Ce genre de comparaisons n’a pas la moindre valeur. Indépendamment des conditions économiques et géographiques différentes, ces comparaisons négligent deux aspects fondamentaux : les contraintes différentes imposées à chaque réseau par les Etats respectifs et les conventions différentes réglant les relations entre les Etats et leurs chemins de fer.

Par exemple, pendant des années, un réseau voisin du Nord était cité en exemple de belle gestion parce qu’il n’était pas en « déficit » (il l’est depuis...). Mais ceux qui citaient cet exemple « oubliaient » de préciser qu’en fait de charges de pension, ce réseau ne supportait qu’une charge équivalente à la cotisation patronale du secteur privé et qu’il était exempt de la plupart des charges anormales imposées à la S.N.C.B.

Parfois aussi, on compare la gestion d’un grand réseau au sud de notre pays, excellente d’ailleurs, à celle de la S.N.C.B. sur la base des « déficits ». C’est oublier que, dans ce pays, depuis de longues années, une convention entre l’Etat et les chemins de fer a rendu obligatoire et automatique le payement par l’Etat d’une bonne partie des contraintes qu’il impose à son réseau. Encore une fois, le problème est très vaste, et une comparaison sur la base des « déficits » sans analyse des contraintes et des relations d’Etat-réseau n’a pas la moindre valeur.

 Confusion ou plutôt « black-out » sur les réalisations de la S.N.C.B.

En soulignant, d’ailleurs à juste titre, les réalisations d’autres réseaux, il ne faudrait pas laisser s’accréditer l’idée que la S.N.C.B. est rétrograde.

Sans parler de l’immense travail de reconstruction d’après la guerre, le public sait-il :

  • que la SNCB., de 1946 à 1966, a réduit son personnel de 91.800 à 56.100 agents, c’est-à-dire de plus de 36 %, ce qui représente un maximum pratique puisque la loi a garanti la stabilité d’emploi de ce personnel ;
  • que la productivité en milliers d’unités de trafic par agent et par an est passée de 125 en 1946 à 271 en 1965, c’est-à-dire qu’elle a plus que doublé ;
  • que la consommation d’énergie par unité de trafic, qui s’élevait en 1947 à 1.096 kilocalories, est descendue à 285 kilocalories en 1965, c’est-à-dire est devenue 3,8 fois moindre ;
  • que le réseau, qui comportait 44,1 km de lignes électrifiées en 1946, en comporte actuellement 1.078,4 km, c’est-à-dire plus de vingt-quatre fois plus ;
  • que la S.N.C.B. a, avant les grands réseaux voisins, éliminé complètement la traction à vapeur, en complétant la traction électrique par la traction diesel ;
  • qu’elle applique dans les domaines les plus divers les moyens qu’offrent les ordinateurs électroniques les plus modernes ;
  • que la S.N.C.B. a été le promoteur sur le plan européen de la taxation et de la facturation électroniques des envois de marchandises ;
  • que, depuis 1958. en transportant 270 millions de voyageurs par an, le réseau belge n’a pas eu un seul accident mortel de voyageurs à déplorer, etc. ?

Ce ne sont que quelques faits parmi bien d’autres. On pourrait continuer en évoquant également l’inégalité des conditions de concurrence, le problème de l’infrastructure, etc.

A côté de ces faits, que valent les mythes qui sont répandus dans le public ?

Certes, ils peuvent servir certains intérêts, mais que gagne le citoyen belge moyen à ce dénigrement systématique d’un outil national ?


Source : Le Rail, avril 1967