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Le chemin de fer au pays des légendes et des brigands

René Danloy.

vendredi 24 juin 2022, par rixke

Le 5 mai 1835 débutait la grande aventure ferroviaire en Belgique avec l’inauguration de la première ligne de chemin de fer de l’« État » entre Malines et Bruxelles. Ces quelques timides tours de roues allaient aboutir à un réseau extraordinairement dense, les diverses compagnies exploitantes rivalisant dans l’ouverture de nouvelles lignes. Le temps de l’épopée est désormais révolu car, à l’aube d’un nouveau millénaire, nous sommes entrés dans l’ère de la grande vitesse. L’ultime parcours officiel d’un train de voyageurs remorqué par une locomotive à vapeur eut lieu le mardi 20 décembre 1966. Il s’agissait du « 8155 » qui, partant d’Ath à 14 h 07, devait arriver à Denderleeuw à 15 h 15.

Depuis, les géants noirs ne halètent plus sur nos voies et ils ont cessé d’effrayer les petits enfants. Il n’est, de nos jours, qu’une poignée de passionnés, inconditionnels des blancs panaches, pour nous rappeler de temps à autre que la vapeur connut pourtant son heure de gloire...

Le chemin de fer, partout où il passa, apporta le progrès et permit aux différentes régions qu’il traversait de se développer, favorisant ainsi l’économie. Ce fut particulièrement le cas dans des contrées comme l’Ardenne qui, dès lors, put sortir de son isolement. L’accès vers ce massif austère fut difficile car le pays est rude, dans son relief et son climat. Il fallut creuser des tunnels, enjamber des eaux capricieuses, vaincre la dureté du sol.

Le 25 juillet 1865, était inauguré le tronçon de la ligne 43 entre Marloie et Melreux. L’année suivante, le 1er août, le second tronçon était ouvert à la circulation des trains, depuis Melreux jusqu’à Liège. La « ligne de l’Ourthe » reliait enfin la cité ardente au lointain Luxembourg. C’était le glas des passeurs d’eau qui se mettait à tinter et l’on se souvenait qu’à peine cinquante ans plus tôt, deux fameux bandits ardennais avaient péri sur l’échafaud dans la grande ville mosane.

Un peu moins d’un siècle après ces deux cérémonies inaugurales, la vapeur cédait le relais aux énormes locomotives diesel dont le ronronnement s’est tu à son tour pour laisser la place aux trains électriques qui semblent glisser sur les rails comme s’ils cherchaient à se faire oublier.

En effet, les travaux d’électrification de la ligne 43 furent achevés le dimanche 23 mai 1993 et sa cousine, la ligne 42 – celle de l’Amblève –, connaîtra dans un proche avenir le même mode de traction. Cette dernière relie la cité principautaire à Gouvy et au grand-duché. Jusqu’à Rivage, le tracé des deux lignes est commun, se séparant à la sortie de cette gare. La « 43 » poursuit son chemin de concert avec l’Ourthe tandis que, le long de la « 42 », le chemin de fer s’en va conter fleurette à l’Amblève jusqu’à Trois-Ponts avant de courtiser la Salm.

Car le rail et l’eau, en ces lieux, se révèlent d’inséparables compagnons de voyage...

Las, même si le somptueux paysage, avec ses vallées bordées de collines, ses forêts et ses villages pittoresques, est toujours aussi enchanteur, l’électricité a tout de même enlevé une bonne part du charme des randonnées ferroviaires d’antan. Les tortillards de jadis font moins d’arrêts et nombre de petites gares ont tristement fermé leurs portes après qu’on y eut délivré le dernier billet. Étaient-elles pourtant jolies, ces stations, fleuries d’abondance et si bien assorties au décor champêtre où la paix paraissait drainée par la trompeuse nonchalance de l’onde... !

 De fils en aiguilles

Ou plutôt le contraire, car les aiguillages ont peuplé les vallées avant les caténaires. Nous savons déjà à partir de quand, grâce à une nouvelle ligne de la Grande Compagnie du Luxembourg, il fut possible de se rendre de Liège à Marloie et donc vers Arlon, voire Sterpenich – le dernier tronçon de la ligne 162 ayant été inauguré le 14 septembre 1859. Par contre, les choses furent un peu plus compliquées pour entreprendre le voyage direct entre la métropole wallonne et la capitale du grand-duché. Tout devait commencer en fait en juillet 1843.

Une ligne du chemin de fer de l’« Etat » permit alors de relier Liège à Verviers en passant par Pepinster. L’année suivante naissait le premier tronçon de la compagnie « Pepinster-Spa ». Au début de l’automne 1854, on put ainsi se rendre jusqu’à Theux. On parvint à La Reid le 7 novembre puis à Spa le 17 février 1855. Mais il ne fut possible de poursuivre son voyage jusqu’à Gouvy via Trois-Ponts, que douze ans plus tard, soit en février 1867. On ne pouvait pas encore parler pour autant d’une « ligne de l’Amblève » puisque cette rivière avait été dédaignée par le chemin de fer. Tout au plus existait-il une « ligne de la Salm » à partir de Trois-Ponts vers Gouvy.

Cependant les choses n’allaient pas en rester là. Le 20 janvier 1885 était mis en service le tronçon « État belge » Rivage-Stoumont et, le 1er août 1890, s’ouvrait celui reliant Stoumont à Trois-Ponts.

Cette fois, la ligne 42 était devenue réalité et l’Ardenne s’ouvrait définitivement au progrès. Les bribes de souvenirs datant de la fin troublée du XVIIIe siècle étaient rejetées aux oubliettes tandis que les premières années du XIXe – quand souffla le vent de la révolte – paraissaient bien loin déjà. Il ne restait plus qu’à se tourner vers le siècle suivant, si proche et combien prometteur. Car il convenait de ne plus rêver de l’insurrection de 1830 pour ne se préoccuper que d’une tout autre révolution, celle de l’industrie, laquelle s’était déjà mise en marche et semblait ne jamais devoir s’arrêter.

 Le temps des brigands

Combien de voyageurs, aujourd’hui, prennent-ils encore le temps de contempler les paysages traversés par le train ?

Et combien, parmi eux, connaissent-ils l’histoire des lieux qu’ils regardent d’un œil distrait ? Car la rivière – qu’elle se nomme Ourthe, Amblève ou Salm – a drainé tout au long de son cours des faits de brigandage ainsi qu’une multitude de légendes. Les ruines d’un ancien château, au sommet d’un coteau boisé, furent les témoins d’événements bien étranges ; les rochers éparpillés à tel endroit, au beau milieu de l’onde, l’ont été par la main du diable et une anfractuosité dans le roc abrita jadis de petites créatures que l’on appelait « sotais » ou « nutons ».

Effectuons donc un bond dans le temps pour nous rendre à une époque où la radio et la télévision n’existaient pas.

On se racontait des histoires au cours des longues soirées d’hiver et les enfants frémissaient quand ils les entendaient. « À l’cîse », auprès d’une bonne flambée de hêtre illuminant l’âtre de pourpre et d’or, les pensées se tournaient vers ceux qui avaient eu l’imprudence de s’attarder en chemin. Le père, subitement soucieux, se levait et vérifiait que la porte fût bien verrouillée car un bandit s’était signalé par de nouveaux méfaits à deux lieues de là.

De fait, il n’était pas que des loups à quatre pattes pour inspirer la crainte et les passeurs d’eau comme les colporteurs faisaient leur métier à leurs risques et périls...

Deux fameux compères

La vallée de l’Ourthe fut, en ces temps-là, infestée de pirates qui rançonnaient les bateliers, à l’image d’un certain Ratintoz. Celui-ci fut condamné à mort après avoir attaqué une barque amenant à Liège une dame de Berlaymont. Il attendit son exécution emprisonné au château de la Tour d’Esneux mais il s’en évada et on ne le revit jamais. Sévirent également des bandes de garotteurs et même de chauffeurs, ainsi appelés parce qu’ils chauffaient les pieds de leurs victimes afin de leur faire avouer où elles cachaient leur argent.

Les bandits ne se contentaient pas d’opérer aux abords de l’Ourthe. Ils faisaient régner aussi la terreur le long de l’Amblève. Quelques-uns ont marqué l’histoire du crime de leur empreinte indélébile.

C’est le cas de François-Joseph Willem, dit « Noyé l’Poyou », né en 1783 à Bois-les-Dames, non loin de Vielsalm. Sa bande se joignait souvent à celle de l’un de ses « confrères », Samuel Carême, un Alsacien de sinistre réputation. Ils firent ainsi trembler la région de Tilff.

« Noyé l’Poyou » – en fait, deuxième du nom – entama sa carrière dès l’âge de seize ans en tuant son rival en amour.

Il se spécialisa surtout dans les attaques de diligences.

Une anecdote veut qu’en 1801, ayant intercepté l’une d’elles, il ne fit aucun tort à un voyageur qu’il connaissait pour avoir manifesté de la bonté envers sa mère. Par contre, le nommé Vaissette, lequel avait mis la vieille femme à la porte d’un de ses immeubles parce qu’elle n’avait pas de quoi payer son loyer, dut s’acquitter de cent écus d’or ! Arrêté sous Napoléon en 1809, Willem fut relâché par les Hollandais sept ans plus tard. Il s’en alla écumer les vallées de l’Amblève et de la Salm, dévalisant notamment un marchand à Trois-Ponts.

Le 14 février 1817, on l’incarcéra de nouveau puis, en septembre, on le condamna aux travaux forcés à perpétuité. Mais, lors d’une étape à Assesse au cours de son voyage vers le bagne, il s’évada et disparut pour toujours.

Cependant les plus célèbres des bandits ardennais furent Magonette et Géna. Le premier naquit près de Wibrin le 25 mai 1790.

Il s’appelait en réalité Henri Theis et c’est à l’âge de dix ans, après la mort de son père, qu’on le désigna sous le nom de sa mère.

Quant au second, il vit le jour à Lignely à peu de distance de Durbuy, en 1795.

Dès son enfance, Magonette commit de nombreux larcins. En 1816, le voilà au sein d’une bande de malandrins, en compagnie de son frère et de sa sœur, sa mère se contentant de jouer les receleuses !

Ils furent arrêtés l’année suivante et le frère de Magonette se vit condamner à vingt ans de travaux forcés tandis que Henri et sa mère étaient acquittés faute de preuves. En 1818, le gaillard fut pris sur le fait à La Roche-en-Ardenne, lors d’un vol à l’occasion de la foire. On l’écroua à la prison de Namur où il rencontra Jean-Henri Géna purgeant une peine d’une année pour vol d’un cheval et faits de grivèlerie. Déserteur de l’armée française, après avoir travaillé dans plusieurs fermes, celui-ci s’était engagé dans l’armée de Prusse en 1815 et en avait profité pour devenir ce que l’on nommait un « traînard ». Ainsi, la nuit suivant la bataille de Waterloo, détroussa-t-il les cadavres, n’hésitant pas à couper au besoin tout annulaire dont il ne pouvait ôter l’alliance ! À la suite de quoi, il fit du vol sa... profession.

La funeste association démarra en 1819 après que les deux détenus se furent évadés. Le 18 mai au soir ils brutalisèrent le curé des Tailles (à quatre km de la Baraque de Fraiture) et sa servante, s’en allant avec un butin assez important.

Les méfaits se succédèrent et, toujours inventifs, les deux voyous envoyèrent des lettres minatoires à leurs victimes, les enjoignant de déposer une somme d’argent à un endroit bien précis sous peine de voir leur maison ou leur récolte incendiée, voire d’y laisser la vie. Incroyablement culottés, les deux compères avaient également pour habitude d’accompagner les voyageurs solitaires pour les protéger des... bandits, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes une fois parvenus à bon port !

Selon certaines sources, Géna et Magonette auraient en outre instauré un droit de passage dans la forêt ardennaise. Il s’agissait d’une « billette » qui, contre paiement d’une somme en proportion, permettait à son détenteur, à sa famille et à son cheptel, de traverser la région qu’écumait le sinistre duo.

Mais le pire était à venir car, le 13 septembre de cette année-là, Magonette, traqué par la maréchaussée, tua d’un coup de pistolet un gendarme nommé Poncin puis en vint aux mains avec son collègue, Henri Lefèvre, avant de prendre la fuite.

Les deux malfrats se retrouvèrent quelque temps après et convinrent, ayant dérobé le fusil du garde-champêtre de Mont (Houffalize), d’aller dévaliser deux célibataires, le frère et la sœur Pauly. cultivateurs à Fontenaille.

Cependant, nos deux brigands ne courraient plus très longtemps. En effet, c’est dans un cabaret de Chanxhe, au bord de l’Ourthe, que fut arrêté Magonette par un maître des forges, nommé Jacob, tandis que Géna était appréhendé à la fête de Sougné-Remouchamps – sur le cours de l’Amblève – par Georges Libert, l’associé de Jacob, et quelques-uns de ses hommes. Les deux criminels furent emprisonnés à Liège. Jugés et condamnés, ils furent guillotinés sur la place de la Comédie le 4 juin 1821.

Hamoir

La chasse aux renards

Hamoir est une charmante villette que traverse le chemin de fer. Elle est très prisée des touristes et la région environnante est particulièrement agréable.

Pourtant, elle fut le théâtre d’un crime qui eut lieu en 1778 et marqua très fort l’opinion publique.

Tout commença un dimanche d’octobre quand Éverard Deleau, le curé de Xhignesse, un hameau bâti sur une colline dominant Hamoir, découvrit, dans l’église, le vol des ciboires et autres objets en or ou en argent. Lors de l’office, il monta en chaire et déclara : « Ces loups ravisseurs doivent être en même temps de fins renards. » Ce qui fit bondir Gilles, Michel et Jean-Joseph Renard, trois frères, voisins du presbytère, lesquels virent là une allusion à leurs personnes car, dans le pays, on ne les aimait guère. Ils résolurent donc de se venger, d’autant qu’ils avaient déjà été en conflit avec le prêtre. Un jour de novembre, l’abbé Deleau se rendit à Bornai. Il avait annoncé à sa servante Félicité Récollet qu’il rentrerait assez tard car il aurait à faire le crochet par Barvaux. En fait, il ne réintégra jamais le logis et l’on décida d’organiser une battue à laquelle participèrent d’ailleurs les frères Renard.

Xhignesse

Le 18 novembre, François Rase, un batelier de Hamoir, découvrit le corps de l’abbé à demi dissimulé sous des branchages non loin de la « Roche Noire », près de l’Ourthe.

Mais c’est un vol qui causa la perte des Renard. En effet, 19 brebis qui avaient été dérobées chez un fermier de Vien (Anthisnes) à la fin janvier 1779, furent retrouvées parmi le troupeau de Gilles Renard. Malgré le retrait de la plainte du préjudicié, Jacques de Beghein, maïeur de Vien et échevin de la Haute Cour de Liège décida de poursuivre l’enquête sur les trois frères à charge desquels on finit par relever d’autres larcins. Bientôt, Beghein acquit la certitude qu’ils étaient les assassins du curé de Xhignesse. Ils comparurent à la cour de Vien mais, bien entendu, nièrent.

Le 13 mars 1779, le prince-abbé de Stavelot, Jacques de Hubin déclara la prise de corps et les fit enfermer au château de la ville. Sous le coup de la Némèse Caroline – la constitution criminelle datant de Charles Quint – ils risquaient la pendaison pour le vol, la roue, les tenailles et autres joyeusetés pour meurtre ! Devant la fragilité des témoignages récoltés lors du procès qui débuta le 5 octobre devant la Haute Cour de Malmédy il fallut bien recourir à la torture.

Gilles et Michel furent donc soumis à la question. Lors du supplice de l’estrapade, Michel reconnut les faits et notamment la participation au crime de deux complices nommés Joseph Lerusse et Joseph Rémy Puis, Gilles et Jean-Joseph avouèrent à leur tour. Déclarés coupables le 2 août 1780, les Renard furent, cinq jours plus tard, attachés sur une claie, tenaillés avec des pinces ardentes aux bras, aux jambes et aux « mamelles ». Ils furent ensuite liés sur une croix de Saint-André où on leur brisa les bras et les jambes. On mit fin à leurs souffrances en les étranglant, puis leurs corps furent tirés sur roue pour y être attachés à la chaîne afin de servir d’exemple. Quant à leurs deux comparses, jamais on ne découvrit leurs traces...


Source : Le Rail, juin 1997