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Chants et Chantres du rail (IX)

Roger Gillard.

samedi 5 février 2022, par rixke

Magie du rail qui sans cesse se renouvelle et, par-là même, renouvelle le monde ! Une fois encore, l’on a vu la géographie bouleversée, retournée jusque dans ses plus intimes, ses plus secrets recoins. Une fois encore est tombé l’arbre, s’est effondrée la futaie, ont reculé l’herbe folle et l’ortie. Car d’étranges objets fabriqués de main d’homme ont fait leur apparition un peu partout sur le globe. C’est le triomphe des caténaires. Déjà, elles ont envahi la grande plaine herbeuse, les pâturages verts ; déjà, les voici au fond des vallons, les voilà sur le toit des montagnes. Demain, elles pousseront dans le sable des déserts et sur les champs de glace. Demain... Demain, elles iront au pays des hommes bleus ; elles iront retrouver les larges solitudes où rêva Gengis Khan. Plus nombreuses, toujours plus nombreuses, demain, elles feront autour du monde des rivières de fils, de vertigineux carrousels.

Avec la caténaire, c’est un nouveau chapitre qui commence pour le rail : chapitre formidable. Désormais ouverte est la route, la route faite du feu du ciel !

Et le rail multiplie ses prouesses. Le 21 février 1954, sur la ligne Dijon-Beaune, la locomotive C.C. 7121 atteint la vitesse de 243 kilomètres à l’heure. Or, ceci n’est qu’un début ; ceci, en vérité, ceci n’est que la première page du chapitre formidable en vérité, ceci n’est que la première ligne de la page, ceci n’est que le premier mot de la ligne. Car on ira plus vite encore ; toujours plus vite, l’on ira ! Mais le rail n’est pas seul dans la course. Tous les géants, tous les titans, tout ce que l’homme, par son fulgurant génie, a créé, ce qui se meut sur la terre, ce qui se meut dans les airs, ce qui se meut dans les ondes, toutes les machines de fer, et les tonnerres et des éclairs, et les mots et les chiffres, les hommes et les dieux, tout est engagé dans la lutte. Et cette lutte, le rail entend ne pas la perdre. Qu’importe si la vitesse n’est pas son unique gageure ! Il lui plaît d’affirmer sa présence, il lui plaît d’être flamme, tourbillon, ouragan. Et ses rêves n’ont de comparables que ses exploits ! Il dépasse, il surpasse, il surclasse. En mars 1955, deux locomotives électriques de la S.N.C.F., la C.C. 7107 et la B.B. 9004, battent le record mondial du rail : 331 kilomètres à l’heure... 91,444 mètres à la seconde.

Triomphe de la technique ferroviaire, triomphe de la technique française, triomphe de la technique européenne. « Je m’incline devant vos réalisations », dira, le 28 mars 1960, au ministre français des Chemins de fer, le président Krouchtchev en visite à la gare de triage de Gevrey-Chambertin. « Emballez-moi donc une de vos B.B. et qu’on expédie cela au plus vite à Moscou ! » A défaut de B.B., le maître de toutes les Russies s’est vu gratifié ce jour-là de deux trains électriques miniature. Ce n’était, à vrai dire, que partie remise... Aujourd’hui, B.B. et C.C. ont envahi l’U.R.S.S.

Envahissement tout pacifique, évidemment. Comme quoi le coq et l’ours, quoi que disent certaines gens, peuvent fort bien faire bon ménage. Nous tous aussi, d’ailleurs, tant que nous sommes et qui que nous soyons, Noirs, Jaunes et Blancs, si nous y mettons un peu de nous-mêmes. Le monde est aux bonnes volontés. Cela, le rail, en plus d’une occasion, l’a rappelé aux hommes.

Mais ces bolides, ces éclairs, ces étranges locomotives, qui les guide, d’où viennent-elles ? s’interroge le paysan perplexe... « Elles couraient, écrit Charles Antoine, elles couraient par monts et plaines, sans essoufflement, sans fatigue, sans haleine. On disait qu’elles ne s’alimentaient plus, ne buvaient plus... et qu’un seul homme, du bout des doigts, maîtrisait leur puissance infernale... »

Si les poètes s’intéressent dorénavant à la traction électrique, tous ne sont pas enclins à chanter, sans réserve, ses louanges. C’est ainsi que Jean Villette, un autre cheminot, nous dit le regret de la vieille vapeur :

Ah ! souvenir du chant rythmé de mes efforts tenaces...
Ah ! souvenir des sifflets alertes des amis rencontrés...
Et cette somme de tous les fugitifs instants que j’aimais
Vont avec moi mourir...

Paul Bay, mélancoliquement, se souvient d’un délicieux naguère, quand l’Express du Nord était encore tiré par la brune locomotive à panache :

Quand te reverrai-je, ô brune locomotive.
Tricotant des bielles en prenant les courbes,
Et fonçant furieusement devant toi,
Tout enrubannée de vitesse ?
Dans les vallées songeuses, passé les minuit.
Qu’il m’était doux de voir
Ce pourpre embrasement, ton panache.
Quand le chauffeur, ouvrant le foyer.
Balance la houille à pleines pelletées !
Et franchissant les ponts, côtoyant les cimetières.
Saluant l’aiguilleur , mendiant l’aube,
Dans sa cabine verte,
Tu allais cousant de tes cris, de ton fil tranchant.
La nuit de France à celle de la Belgique...

Etienne Cattin, lui aussi, nous parle de la disparition des fumées, de la « Fin des Dévorants ». Pour Valleraud, la gueule noire, héros pitoyable de son admirable roman, « la mort de la machine devenait un peu sa propre mort ». Il est l’homme de la vapeur, Valleraud. Et la vapeur a été toute sa vie : sa jeunesse, ses premiers rêves et ses premières exaltations, ses combats, ses victoires. Verra-t-il s’écrouler, sans que son âme ne s’en émeuve, ce merveilleux édifice ? Peut-il accepter cette dégradation de son être ? Ce monde nouveau qui s’avance, furieusement, obstinément, il se refuse à le connaître. La mort, une mort brutale, stupide, le surprendra en plein rail, parmi ces choses qu’il a tant – et si mal – aimées, tandis qu’à des kilomètres de là, sur la motrice fendant allègrement la grande plaine nordique, Gustave, son fils, sourit en pensant qu’il sera à l’heure au bout de l’étape.

Dans « Ceux du Rail », nous nous retrouvons, en plus d’un endroit, dans un drame identique. Pourtant... « qu’importe si les gueules noires n’ont plus la gueule noire, écrit Cattin ; qu’importe si les locomotives changent d’aspect, de forme et de principe. N’en continueront-elles pas moins à dévorer l’espace ! Mieux encore que leurs sœurs vieillies, ne satisferont-elles pas les rêves d’évasion des hommes qui les conduiront aux termes des voyages ?... »

II est un fait que l’on doit accepter comme une nécessité, comme le déroulement logique, inéluctable, d’une suite de choses : l’électrification est venue en son temps. Elle succède à la vapeur, comme la vapeur a succédé au cheval, comme plus tard, à son tour, elle sera détrônée par une force plus puissante. C’est la loi de l’éternelle évolution. En ce siècle de perpétuelles transformations, d’incessantes améliorations, plus que jamais, il nous faut marcher avec elle. II n’y a de confort possible, de bonheur, d’idéal que dans l’en-avant. Celui qui s’arrête est déjà dépassé. La vie est dans demain et non dans un hier fané. Les temps bibliques sont morts, l’ère des patriarches est finie, bien finie. Mais l’homme, s’il ne veut pas se sentir un intrus dans ce milieu nouveau, doit bien se pénétrer des graves devoirs qui lui incombent. Le monde va vite. Il importe désormais que l’homme ne fasse plus cavalier seul. Il est temps que nous prenions conscience que tous, tant que nous sommes, à des titres divers, nous faisons partie de quelque société, et qu’en travaillant pour cette société, en lui apportant ce que nous avons de meilleur, c’est notre propre ascension que nous bâtissons.

Si les locomotives changent d’aspect... n’en continueront-elles pas moins à dévorer l’espace !

Source : Le Rail, avril 1962