Accueil > Le Rail > Poésie - Lecture - Peinture > Paysages ferroviaires (XI)

Paysages ferroviaires (XI)

J. Delmelle.

mercredi 3 juin 2015, par rixke

Toutes les versions de cet article : [français] [Nederlands]

A quelques exceptions près, les lignes du réseau de la S.N.C.V. ont été électrifiées les unes après les autres. Le trolley — perche ou pantographe — s’est substitué à la vapeur. Cette substitution n’a pas arrêté le développement du vicinal, qui, lui aussi, suivant l’exemple de son grand aîné, a imprimé, au paysage, une nouvelle allure. Lui aussi a bouleversé la géographie, son établissement ayant nécessité la création de tranchées, de levées de terre, de tunnels, de ponts, d’appareils de signalisation et, aussi, de gares, de haltes, de points d’arrêt avec « aubette », de dépôts, d’ateliers, etc. Aujourd’hui, faisait-on observer en 1908 [6], le « vicinal » pénètre partout. Il se développe sur 3.800 kilomètres. Lui aussi a ses lignes pittoresques, ses ouvrages d’art, élégants par l’heureux agencement même des travaux destinés à surmonter les difficultés à vaincre, ses gares riantes...

Le chemin de fer ne s’est pas borné à collaborer avec le seul vicinal. Il a trouvé, dans les tramways urbains, des aides précieux, transportant ses voyageurs d’une gare à l’autre ou les acheminant depuis la station jusqu’à proximité de leur point de destination, en ville ou en banlieue. Dans son esquisse historique sur Les Tramways urbains [7], feu J. Van der Spek a discrètement souligné, à plusieurs reprises, l’importance des services rendus par le tramway au « railway ». A Bruxelles, Anvers, Gand, Namur, Liège, Verviers et ailleurs, la plupart des lignes inaugurales de tramways ont eu, comme point de départ ou d’arrivée, une gare de chemin de fer. Il est inutile d’épiloguer longuement, croyons-nous, sur l’influence qu’elles ont exercée, comme les suivantes, sur le site urbain, sur la vie citadine. Aujourd’hui comme hier, les tramways continuent à faire partie du décor de certaines de nos grandes villes et des habitudes de milliers de personnes.

Il existe un autre mode de transport lié au rail qui, lui aussi, prolonge — pourrait-on dire — le réseau du grand chemin de fer. Ecrivant ceci, nous pensons tout spécialement aux decauvilles et autres moyens de locomotion industriels — terrestres et aériens — employant la voie ferrée comme surface de roulement. En fait, c’est parmi eux que se trouvent les véritables précurseurs du chemin de fer. Après avoir utilisé le rail en bois, le rail plat en fonte avec rebord longitudinal, ils en sont venus à adopter le rail saillant Jessop, qui n’a cessé d’être perfectionné depuis son invention, vers 1789, sans que ses principes subissent de modifications. Les chemins de fer industriels, tractés par chevaux, par câbles à poulie, par machines fixes, ont été introduits de très bonne heure, dès avant le XIXe siècle, dans nombre de nos exploitations minières. Ils continuent à rendre de très précieux services dans les forges, les carrières et les charbonnages, où le roulement de leurs wagonnets compose, avec les cris aigus des sirènes, le ronflement persistant ou la respiration haletante des machines, un décor sonore extrêmement caractéristique.

Le chemin de fer trouve également de remarquables et indispensables auxiliaires en dehors de sa parenté, particulièrement dans les moyens de transport par route et par eau. Par ailleurs, il entretient de bons rapports avec l’avion, dont il véhicule les passagers depuis l’Air-terminus bruxellois du boulevard de l’Impératrice, via la gare Centrale, jusqu’à l’aérogare de Melsbroek-Zaventem et vice versa.

Nous avons fait allusion, au chapitre précédent, à l’activité de certains services automobiles de messagerie de la S.N.C.B. : navette, prise et remise à domicile... La concurrence faite au rail par la route a amené le chemin de fer à adapter sa politique à l’évolution générale. Elle a provoqué une amélioration et une extension du secteur « camionnage », et la S.N.C.B. a créé, sous la pression des faits, des services routiers pour voyageurs. Elle exploite actuellement 121 lignes d’autobus desservant un réseau de 3.906 kilomètres, lisons-nous aux pages d’une étude publiée en 1948 [8] ; elle a exploité, en outre, douze circuits d’autocar au cours de l’été dernier, concourant ainsi au développement du tourisme en Belgique. Ces circuits, qui conduisent les voyageurs au cœur des régions les plus attrayantes de nos provinces, rencontrent la grande faveur du public. Nombre de villes et de villages du pays sont régulièrement desservis, à présent, par des services d’autobus. Ces autobus animent et colorent le paysage kaléidoscopique de notre réseau routier. On a construit, à leur intention, des garages avec ateliers d’entretien et de réparation, des gares routières et des aires de parcage. Ajoutons que les circuits d’autocar continuent à être organisés durant la bonne saison, offrant aux amateurs tout un choix d’excursions. Par ailleurs, la S.N.C.B. a mis au point, il y a quelques années, une formule « train-auto » permettant à l’usager du rail de poursuivre immédiatement son voyage par route grâce à la mise à sa disposition d’une auto sans chauffeur.

Le bateau, lui aussi, prolonge le rail. Dans nos ports : à Bruxelles, Liège, Gand, Anvers... les péniches ou les cargos d’une part et les trains de l’autre ne cessent d’échanger leurs marchandises. A Ostende, la ligne maritime Ostende-Douvres, exploitée par l’Etat belge depuis 1846, sert de préface ou de postface au chemin de fer, qui rassemble là de nombreux rapides européens, le Nord-Express et le Tirol-Express, le Kärnten-Express et le Tauern-Express, le Steiemark-Express, l’Ostende-Vienne-Express et le Saphir. La ligne Ostende-Douvres dispose de paquebots — appelés « malles » — et de deux car-ferries. Leur passage régulier, au large du littoral, est une attraction requérant l’intérêt des villégiateurs de l’été.

Peut-être convient-il d’accorder plus d’importance encore aux ferry-boats, qui, depuis 1924, « jettent un grand pont-rail sur la mer du Nord », entre Zeebrugge et Harwich. En 1929, J. Nollet [9] s’exprimait ainsi à leur sujet : Voyageant entre Zeebrugge et Harwich, les ferry-boats échappent aux inconvénients et surtout aux retards qu’éprouvent, en raison de fréquents brouillards, les bateaux qui chargent à Anvers, comme ceux qui remontent la Tamise Jusqu’à Londres. L’effectif ferroviaire comprend 1200 wagons de 12, de 15 et de 20 tonnes, les uns ouverts, les autres fermés, munis de vasistas, de freins Westinghouse, etc. Des wagons plats, des wagons pour le transport des autos et des wagons frigorifiques spécialement affectés au trafic des fruits de l’Italie, 300 wagons fermés construits par les Chemins de fer allemands complètent cet imposant matériel... Les grandes administrations de chemins de fer ont du reste compris, dès le début, les avantages considérables que la Compagnie auxiliaire nouvelle leur offrait en reliant les réseaux continentaux aux voies anglaises. Le London et North Eastern Railway en Angleterre, l’Etat belge, les Chemins de fer d’Alsace et de Lorraine, de Suisse, d’Italie, d’Allemagne, d’Autriche, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, de Hollande ont accordé leur appui complet pour l’organisation d’une exploitation pratique... L’entreprise a entraîné une conséquence paysagiste : l’adaptation, aux exigences du « rail marin », du terminus de Zeebrugge.

Au cours de son histoire, le rail a donc été amené à travailler, dans une sorte de coude à coude fraternel, avec divers moyens de communication dont certains sont devenus, pour lui, d’indispensables associés. Par ailleurs, au cours de son histoire, le chemin de fer a été amené à s’adapter dans d’autres secteurs que celui de l’exploitation. A plusieurs reprises, il a procédé au renouvellement progressif et partiel de son matériel roulant. Et certains de ses vieux wagons, vendus à des particuliers, transformés, parfois rendus méconnaissables, peuvent encore se voir ici et là. Ils servent comme lieux de camping. Ils font fonction de « maisons de campagne », d’abris ou de remises dans certaines entreprises agricoles ou de construction. Bien souvent, il n’en subsiste plus que la caisse. Un muret ou des piliers de maçonnerie l’exhaussent et la protègent de l’humidité du sol.

Rappelons ici, puisque nous venons d’évoquer le destin de certains wagons désaffectés, une initiative prise, par le rail belge, durant l’entre-deux-guerres : celle de la mise à la disposition des touristes de voitures-camping spécialement aménagées (avec chambres-dortoirs et couchettes, salle à manger et cuisine). Ces voitures étaient installées dans quelques stations situées dans les régions les plus pittoresques du pays : Florenville et Straimont en Ardenne, Bouwel, Kalmthout, Wijchmaal-Beverloo et Tielen en Campine, Francorchamps et Quarreux dans les Hautes-Fagnes, Vierves dans l’Entre-Sambre-et-Meuse et, enfin, Ruien, au pied du mont de l’Enclus, éperon terminal des Ardennes flamandes. Les hostilités, en 1940, ont mis un terme définitif à cette expérience. Ne faut-il pas le regretter alors que, dans notre pays au climat capricieux, le camping sous toile est considéré par d’aucuns — non sans raison, d’ailleurs — comme une dangereuse audace, voire comme une absurdité.

Le chemin de fer, au long des quelque 125 années qui le séparent de sa naissance, s’est donc installé dans le paysage de multiples et diverses manières, temporaires ou permanentes, discrètes ou voyantes, logiques ou imprévues. On ne peut quasiment plus faire un pas sans être confronté avec l’un ou l’autre témoignage, direct ou indirect, de son existence. Il continue à affirmer, aujourd’hui, une étonnante vitalité, regarde résolument l’avenir et s’enorgueillit à juste titre d’un passé dont la richesse apparaît lorsqu’on feuillette cet album aux souvenirs qu’est le musée qui lui est consacré dans les bâtiments de la nouvelle gare de Bruxelles-Nord. De même que celui du vicinal, ouvert à la Pentecôte 1962 dans l’ancien dépôt de Schepdael, ce musée s’inscrit dans une perspective au départ de laquelle se situe le musée de la Voiture installé dans les palais du Cinquantenaire. Il rassemble quantité de reliques des temps héroïques et compose une synthèse de la vie ferroviaire d’autrefois. Les domaines de la traction et du matériel ainsi que les services de l’électricité et de la signalisation y sont représentés. Devant la vieille locomotive appelée « Le Pays de Waes », devant tous les appareils, les modèles réduits, les maquettes, les panneaux, les gravures et les estampes, comment ne pas méditer sur la prodigieuse aventure du rail ayant adapté, à sa volonté, la marche des jours et les caractéristiques pittoresques du décor de notre vie ?

(A suivre.)


Source : Le Rail, juin 1964


[6Maurice Heins dans la revue du Touring Club de Belgique du 15 septembre 1908.

[7Imprimerie Louis Desmet-Verteneuil, Bruxelles, 1930.

[8S.N.C.B., tiré à part des Archives Economiques de la Belgique et du Congo, Bruxelles.

[9Dans la revue du Touring Club de Belgique du 1er décembre 1929,