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Notre rue de Louvain

M. Léonard-Etienne, architecte principal.

mercredi 12 mars 2014, par rixke

A l’aube des derniers départs des services de notre Société vers la rue de France, le moment semble opportun de retracer l’histoire de notre vénérable hôtel, ancien siège social de la Société. Mais les cheminots savent-ils qu’un premier siège a, auparavant, abrité la Direction pendant une trentaine d’années ?

 La « Maison blanche »

Ce premier et bien modeste bâtiment de Direction avait été érigé, vers 1860, à l’avenue Fonsny, face à la rue de Suède. Très peu se souviennent de cette construction sévère, sans style bien déterminé, à trois niveaux - rez-de-chaussée et deux étages - coiffés d’un grenier.

Fig. 5.
l’hôtel de l’ « administration des chemins de fer de l’état »

Chaque niveau comprenait aux extrémités deux grands bureaux pour les dirigeants, le reste se divisait en salles où se succédèrent pendant nonante ans les gens de plumes, d’équerre et de compas.

Les installations sanitaires assez primitives ajoutaient au confort ( !) des occupants : à l’époque, il n’existait pas de RGSHT, amis surveillants !

Notre « Maison blanche », appelée ainsi par les cheminots tout simplement parce qu’elle était peinte en blanc, devint le siège du Groupe de Bruxelles Midi vers 1900. Vouée à la démolition en 1914, pour les besoins de la jonction Nord-Midi, elle traversa sans dommage la grande tourmente qui arrêta tous les travaux.

Ses derniers occupants, le 2e arrondissement de la Voie (Monsieur Délaisse), la division de la Voie 31-3 (Monsieur Isolabella) et la concierge (Marie) abandonnèrent les lieux en 1953.

Il en a vu défiler des générations de cheminots et connu des événements de toutes natures ! Les survivants de la division 31-3 se souviennent encore d’un déménagement exceptionnel pour Charleroi au cours duquel les escaliers en bois faillirent rendre l’âme. Les fameuses lucarnes du grenier devenaient parfois « fauteuil d’orchestre » et permettaient d’assister à des spectacles « hauts en couleur », à forte sensation et cependant gratuits.

Fig. 2.

Ils se rappellent aussi Marie, la concierge arrivant en ligne directe des Marolles... et l’écureuse Rosa, son ennemie mortelle.

Tout cela est loin... bien loin...

C’est en 1954 qu’intervint sa démolition qui permit l’implantation du Tri postal de Bruxelles.

 La « Rue de Louvain »

C’est ainsi que les cheminots désignent le siège social de leur Société. Lors de sa construction, on a buriné dans la pierre taillée du fronton, qui surplombe l’entrée principale, la raison sociale de l’époque : « Administration des chemins de fer de l’Etat ». Les plans de l’hôtel sont l’œuvre de l’architecte courtraisien Henri Beyaert [1] et sa construction, vers 1890-1891, fut confiée aux entreprises Lefebvre de Bruxelles.

 Le site

II est implanté dans la « zone neutre », périmètre réservé du Parlement, sur un terrain quasi triangulaire d’une surface de 8 508 m2, ceinturée par les rues de Louvain, Ducale et de l’Orangerie, cette dernière devenue par la suite la rue Henri Beyaert (voir fig. n° 1), maintenant la « cour Henri Beyaert ».

Fig. 1.

 Conception et caractéristiques du bâtiment

Vu du ciel, il fait penser à un peigne aux dents inégales un peu déformées (voir fig. n° 1), d’une surface au sol de 5 160 m2. L’aile principale, à front de la rue de Louvain, reçoit quatre ailes secondaires. Trois larges cours séparent ces dernières. Bien orientées, elles laissent pénétrer le soleil jusqu’au fond (voir photo n° 2).

Fig. 3.

Telle une fusée en instance de départ, la cheminée du chauffage central, d’une certaine élégance, trône au milieu de la deuxième cour (voir photo n° 3). Deux entrées, l’une, le n° 21 à l’angle des rues de Louvain et Ducale, est réservée au personnel et l’autre, le n° 17, proche de la Direction générale, est réservée aux dirigeants et administrateurs ; la réglementation qui réservait cet accès fut souvent, si pas toujours oubliée..., jusqu’au jour du transfert de cette Direction à la rue de France. Quand on examine les plans de l’hôtel on est frappé par la conception remarquable de Beyaert. En 1890, cet architecte avait compris et appliqué, avec bonheur, la modulation dans la construction. Le fait d’avoir imaginé, il y a presque cent ans, un double réseau de colonnes de fonte de part et d’autre des couloirs centraux des ailes, confère encore aujourd’hui à l’ouvrage une facilité exceptionnelle d’adaptation et de remodelage des surfaces.

Fig. 4.

Tous les locaux disposent d’une ventilation naturelle, comme en témoigne l’impressionnant réseau de gaines existant encore dans les murs de façade et qui se termine par des cheminées bien visibles sur les photos (voir fig. n° 2 et 4). L’implantation rationnelle des nombreuses cages d’escaliers et des installations sanitaires, toutes bien orientées et disposées les unes au dessus des autres, a donné complète satisfaction jusqu’à présent à toutes les générations de cheminots. Admettons que l’aménagement intérieur d’origine de ces installations soit un peu désuet, mais après cent ans cela peut se comprendre.

Je n’ai pu déterminer la date du placement des deux ascenseurs. Avant toute réglementation, mais soucieux de préserver la vie des occupants, d’en faciliter éventuellement le sauvetage et l’intervention des pompiers, Beyaert prévoit et fait installer à l’extérieur, en des endroits choisis, des échelles métalliques desservant tous les niveaux et la toiture. Une autre particularité est la liaison, par un tunnel, de toutes les extrémités des caves du 2e sous-sol des ailes secondaires, côté Parlement. Il était donc possible, avant 1982, (année de construction du parking du Parlement sous la troisième cour), de pénétrer au deuxième sous-sol des ailes et d’effectuer, comme par un chemin de ronde, le tour complet des bâtiments, reliés à plus ou moins 5 à 6 m sous terre.

Pour se faire une idée de notre hôtel, voici quelques données chiffrées :

1) surface des bureaux : 22 502 m2
surface des couloirs : 3 567 m2 (ou 1 km 523 m de longueur)
surface des escaliers/ascenseurs : 2 004 m2
surface des sanitaires : 548 m2
surface des 2 halls d’entrée : 73 m2
Soit une surface totale utilisable de : 28 694 m2

2) l’épaisseur des murs varie de 1 m 50 en fondation à 1 m 10 au 3e étage ; il est de 1 m 20 au niveau des cours et du rez-de-chaussée, et de 1 m 10 aux 1er et 2e étages.

Ces dimensions aident à comprendre le confort thermique, hiver - été, du bâtiment, confort dû à la grande inertie de ses murs.

3) les hauteurs sous plafond des différents niveaux sont : sous-sol : 3,14 m, rez-de-chaussée : 4,63 m, 1er étage : 4,63 m, 2e étage : 4,16 m, 3e étage : 3,66 m et grenier : 4,48 m.

C’est le seul élément majeur qui, depuis lors, s’est trouvé modifié dans la conception des bâtiments. En effet, il est admis, actuellement, de se limiter à une hauteur utile beaucoup moindre, comme en témoigne notre nouveau bâtiment de la rue de France où elle n’est que de 2 m 62.

4) la chaufferie du bâtiment contenait trois chaudières au charbon, d’une puissance totale de plus ou moins 2 600 000 kg/cal./h., construites par la firme Denayer, de Willebroek.

Les cheminots savent-ils que les ateliers situés en sous-sol de la deuxième cour, notre ancienne menuiserie, ont abrité, au début du siècle, une centrale électrique alimentée par des chaudières à charbon. Cette centrale fournissait le courant électrique à l’hôtel des chemins de fer et à certains riverains dont le Parlement.

 Les matériaux et la décoration

Par ses avant-corps, les toits à la « Mansard » et sa tour d’angle qui rappelle les tourelles du château de Chambord (voir photo n° 5), l’allure générale est celle d’une construction de la Renaissance française. Les cinq façades sont nettement différenciées, cependant qu’une certaine unité est réalisée par la présence de trois lignes horizontales qui les parcourent tout entières. L’entrée principale est marquée par une large et haute porte d’entrée surmontée d’une haute porte-fenêtre donnant sur un balcon étroit, protégé par une balustrade en pierre.

Au niveau du troisième étage a trouvé place une horloge imposante de plus ou moins 2 mètres de diamètre.

Pour couronner l’ensemble, un toit percé de lucarnes est surmonté d’une tourelle à lanterneaux vitrés et à toiture vaguement orientale. Le fût de cette tourelle est revêtu de plomb sur les deux tiers de sa hauteur. Si vous êtes curieux, et si vous en avez l’occasion, examinez ce revêtement. Il est couvert de signatures datées déjà de 1894 ; nombreuses aussi celles faites pendant les deux guerres par nos occupants.

Le choix des matériaux effectué par Beyaert montre sa volonté d’utiliser des produits nationaux. Les fondations et les murs sont en briques ordinaires. Pour les façades, il a fait appel aux briques de format peu courant de 38 x 14 x 03 cm auxquelles il a associé notre pierre calcaire le « petit granit ». Le soubassement est animé par quelques éléments en grès de la Sûre (rouge), seul matériau étranger.

Tous les escaliers intérieurs et extérieurs sont en « petit granit », ils n’ont jamais été remplacés.

Toutes les portes extérieures, les fenêtres de même que les parquets prévus à tous les niveaux dans les bureaux et couloirs, sont en chêne. Toute la charpente est en profilés de fer puddlé (ou acier ?), dont certains sont cintrés, et provient des « Usines de la Providence » à Marchienne. La couverture est constituée de petites ardoises naturelles belges qui ont été renouvelées à plusieurs reprises et la dernière fois en 1965. Le plomb a été utilisé pour le revêtement des corniches en pierre.

Le marbre belge Sainte-Anne, « grand mélange », recouvre partiellement les murs des entrées. C’est le seul luxe.

 L’utilisation des locaux

Elle a très peu varié au cours d’un siècle d’existence, à sept ans près. On peut écrire avec certitude que le bâtiment a toujours compris des bureaux de prestige, aux cheminées monumentales, pour les Directeurs, des bureaux, des salles de réunion, des salles de dessin, une imprimerie, une infirmerie, deux logements pour les concierges, un restaurant d’entreprise, une centrale téléphonique, des sous-stations, des ateliers en cave pour la maintenance ainsi qu’une très grande chaufferie.

Au fil du temps, par transformation intérieure de la tour d’angle (côté Parlement), se sont ajoutés le bureau télégraphique (disparu en 1976) destiné au Parlement et aux chemins de fer, ainsi que depuis 1926 une salle de réunion pour le Conseil d’administration. Vint ensuite le « dispatching central ». La dernière venue fut la Société belgo-anglaise des Ferry-Boat qui s’y installa en 1933, dix ans après sa constitution, jusqu’en 1974, année où elle aménagea rue de France. Des occupants qui ont disparu depuis quinze à vingt ans sont les pompiers de la Ville. En effet, jusqu’à la mise à fruit du bâtiment de la gendarmerie, rue de la Presse, l’équipe des pompiers et le matériel de première intervention dans la lutte contre le feu, destinés à la « zone neutre », étaient installés dans les locaux et garages situés sous et à côté de la tour d’angle de la rue Henri Beyaert, face au Parlement.

Sauf pendant les deux guerres de 1914-1918 et de 1940-1945, périodes où la « rue de Louvain » a été occupée par l’armée allemande, les cheminots belges n’ont jamais quitté le bâtiment.

Fait de guerre, en septembre 1944, la moitié de la première aile, de l’entrée principale aux escaliers, fut gravement endommagée par l’incendie provoqué par l’armée allemande.

 Et maintenant... quel est son avenir ?

Deux courants d’idées complémentaires ont présidé au destin de l’hôtel. Il y a quelques quinze années, notre Conseil d’administration a pris la décision de regrouper progressivement toutes les Directions de la Société aux abords de la gare du Midi. De son côté, le Parlement a toujours souhaité décongestionner le Palais de la Nation. L’occasion favorable se présente donc de réaliser les deux objectifs.

Une première étape est franchie en 1982, dès que les 3e et 4e ailes sont libérées par les cheminots. Les Services des bâtiments des Questures de la Chambre et du Sénat mettent successivement en chantier :

  • les parkings souterrain et à niveau comprenant la « Cour Beyaert » ainsi que la 3e cour (ex SNCB) soit 171 emplacements ;
  • l’aménagement des 3e et 4e ailes ainsi que la construction de la passerelle de liaison vers le Parlement.

La 4e aile comprend sur trois niveaux les bureaux de secrétariat des Groupes politiques et trois salles de réunion. La 3e aile est réservée aux cabinets de travail, aménagés sur trois niveaux, pour les députés et les sénateurs. Le 3e étage couvrant les ailes est destiné aux restaurants pour les parlementaires et le personnel des quatre assemblées, la Chambre, le Sénat, le Conseil de la Communauté culturelle française et le Vlaamse Raad.

Fig. 6.

La photo n° 6 montre la première cage d’escalier rénovée. Elle a gardé la grandeur qu’elle avait il y a cent ans.

Ces travaux sont à présent terminés et les lieux mis à fruit. Ce sont des réalisations de prestige, mais d’une très grande simplicité. La décoration des locaux, couloirs et parkings, d’un goût digne d’éloge, rehausse encore la grandeur de l’œuvre de Beyaert. Que les Services des bâtiments du Parlement reçoivent ici l’hommage mérité pour le travail accompli.

La deuxième étape verra se réaliser pour la fin 1985 :

  • le complément des parkings à niveau et sous les 1re et 2e cours, portant le nombre d’emplacements à 411 en fin 1984 ;
  • la rénovation des 1re et 2e ailes et de l’aile principale rue de Louvain réservées aux cabinets des parlementaires, et à une salle de réunion pour deux cents personnes avec cabinet-studio pour les communications à la presse dans une partie du 3e étage, et enfin
  • le ravalement de toutes les façades.

On peut dès à présent faire confiance aux Services des bâtiments du Parlement. L’hôtel rénové, aménagé et relié au Parlement, constituera avec celui-ci un ensemble que beaucoup de pays nous envieront.

Dans la masse des immeubles qui, en 1926, ont partiellement constitué l’apport de l’Etat à la jeune SNCB, notre hôtel représente le plus beau fleuron. Il est digne de figurer aux côtés de certaines réalisations du règne de Léopold II, comme l’ancienne Banque Nationale, la caserne Dailly, etc.

La hauteur des étages mise à part, il a constitué et constitue toujours une réussite sur le plan de la conception, de la distribution et du parti architectural.

C’est avec nostalgie que je parcours maintenant les couloirs vides de vie.

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme, qui s’attache à notre âme, et la force d’aimer ?


Source : Le Rail, août 1984


[1Henri Beyaert (Courtrai 1823 -Bruxelles 1894).

  • A dix-neuf ans l’architecture l’attire, cependant que son père le place comme employé dans une banque de Courtrai. Il abandonne son emploi un an plus tard pour travailler comme manœuvre, apprenti-maçon, sur les chantiers de la première gare de Tournai. Par après, il devient gérant d’une librairie à Bruxelles afin de pouvoir suivre les cours d’architecture à l’Académie de cette ville.
  • En 1843, il reçoit une bourse de sa ville natale et entre comme apprenti architecte chez Félix Jaulet.
  • En 1845-46, il étudie chez Dumont.
  • Ses œuvres principales sont :
    • le Kursaal d’Ostende (1851-1852) ;
    • les plans des illuminations des boulevards à l’occasion des fêtes de l’anniversaire du couronnement de Léopold 1er ;
    • l’hôtel de la Banque Nationale, en collaboration avec Wijnand Janssens ;
    • les bâtiments principaux de l’Université avec Trappeniers et la fontaine de la place de Brouckère.

En 1860, il restaure le château de Faulx-les-Tombes, et vers 1890, le square du Petit Sablon.

Peu avant 1890, il étudie notre hôtel des chemins de fer et celui de l’Administration de la Poste, du Télégraphe et de la Marine.

Ses réalisations le portent au sommet du monde des architectes de l’époque et il influence ceux qui ont fréquenté son atelier, les Paul Hankar, Victor Horta, Jules Brunfaut, Van Ysendijk père et fils, Eugène Duicque...