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Rail-route ou le débat interdit

mercredi 31 janvier 2024, par rixke

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Dans son ouvrage « Mythologie de notre Temps » (Editions Payot), Alfred Sauvy s’attaque à pas mal d’idées communément reçues, qui disparaissent à l’examen ou, du moins, se modifient profondément. Dans un chapitre intéressant, consacré à l’automobile, l’auteur aborde ce qu’il appelle « le débat interdit » :

Coût marginal moins élevé... Sécurité presque absolue...

"Lorsque le chemin de fer, sommeillant dans son monopole, fut, après la première guerre, réveillé par son vieux concurrent la route, subitement rajeuni, il se posa un problème de répartition du trafic et par suite de statut des deux modes de transport, disons même des trois, en ajoutant la voie d’eau.

Cette question, qui réclamait un grand sang-froid, fut abordée d’une façon aussi peu scientifique que possible et donna lieu à des querelles si vives qu’elle devint à peu près aussi intouchable que celle des bouilleurs de cru. Il vint un moment où nul n’osa plus évoquer cette querelle « du rail et de la route ».

Le principe de neutralité des tarifs et impôts est difficile à appliquer pour deux objets fort dissemblables ; c’est pourquoi le moyen le plus recommandable est de chercher, par un moyen ou l’autre, la répartition du trafic la plus avantageuse pour la collectivité.

Cette optimation s’obtient, dans le principe, en affectant chaque unité de trafic au mode de transport marginalement le plus avantageux pour la nation, compte tenu, bien entendu, des diverses commodités (porte-à-porte, vitesse, etc.). Ce principe conduit, en gros, à la règle suivante :

Si deux moyens de transport, fer et route, par exemple, sont surabondants, il faut, ou bien supprimer la voie ferrée, si le trafic est trop faible (ses frais généraux sont plus lourds et, de toute façon, on ne peut pas supprimer la route), ou bien lui assurer un trafic important, de façon à bénéficier de son coût marginal plus faible.

Toute société privée, disposant en toute propriété des deux moyens de transport, et cherchant sa rentabilité, procéderait de cette façon.

Pour les marchandises, secteur essentiel, le coût marginal pour la nation est à peu près six fois plus élevé pour le camion [1]. Pour transporter 1.000 tonnes kilomètre utiles en supplément, le transport par fer consomme de 6 à 12 kilos de charbon (ou l’équivalent en charbon) et de 0,60 à 1,20 heure de main-d’œuvre directe. Pour un camion de 15 tonnes, avec deux conducteurs, les chiffres sont 49 kilos en 9 h 4.

Ce principe ayant été perdu de vue, il en a résulté d’importantes pertes pour la nation.

Voici, par exemple, 1.000 tonnes d’oranges à transporter de Marseille à Paris. Deux solutions se présentent :

  • fréter un train de 50 wagons de 20 tonnes, qui utilise en marche deux personnes et exécute un transport massif dans des conditions de sécurité presque absolues ;
  • utiliser 65 camions avec 65 conducteurs (ou 130, ce qui serait plus humain) et leur faire faire à la main les quelque 5.000 tournants du parcours, tout en encombrant des routes qui n’ont pas été conçues à cet effet, et en créant des risques d’accident.

La seconde solution comporte une profonde régression technique. On est revenu en somme, dans ce cas, d’un mode de transport massif à un mode artisanal, archaïque. Aucun exemple d’un tel recul n’existe dans aucun secteur de l’économie [2].

Les pertes subies par la nation, du fait de cette régression, sont considérables. Pourquoi l’opinion les accepte-t-elle ?"

Pourquoi ? A. Sauvy met en cause des intérêts particuliers. Si un journal voulait informer l’opinion publique, il serait tout de suite menacé d’une telle perte de publicité qu’il abandonnerait aussitôt son œuvre de salubrité publique. Au contraire, on peut critiquer le rail sans risques.

Pendant que le mythe de la supériorité de la route est entretenu, les accidents continuent d’endeuiller le pays et les familles, les villes s’encombrent de plus en plus, le déficit des transports publics est mal présenté...

L’appropriation de la voie publique

A. Sauvy note encore ceci :

« Un ménage moyen, qui habite un logement de 55 mètres carrés dans une maison de sept étages, occupe, en tenant compte des espaces morts (escaliers, etc.), environ 10 mètres carrés de sol urbain ; ce sol, il le paie dans son loyer ou dans son achat. Si, en outre, ce même ménage a une voiture garée dans la rue, il occupe, en plus, 10 mètres carrés de sol urbain, mais, ceux-là, il ne les paie pas. Cette gratuité est contraire au droit public ; les marchands forains acquittent l’espace qu’ils occupent... En outre, comme la voiture est fermée, inviolable, c’est une appropriation de la voie publique, voire du trottoir, qui est ainsi réalisée. Question posée aux juristes : »Qu’arriverait-il si un particulier garait ainsi en permanence, en un endroit autorisé, une vieille camionnette et y mettait sa machine à laver, une armoire, etc. ?« De plus, cette appropriation porte préjudice à ceux qui n’ont pas les moyens de se payer une voiture ! »A l’avantage positif dont bénéficient ceux qui ont 10 mètres carrés de sol gratuit correspond inévitablement une perte, un dommage pour les autres." Le coût de l’embouteillage qui en résulte pour les transports publics se chiffre par millions de francs : il faut plus de temps, plus d’hommes, plus de matériel et, en conséquence, le public doit payer de plus en plus dans des autobus ou des trams qui vont de moins en moins vite.

Et A. Sauvy conclut son chapitre en notant une particularité sociologique propre à ce mythe : ceux qui n’ont pas de voiture sont sans voix : ils n’ont aucun moyen de s’exprimer, ni même de savoir. Les puissants ont naturellement, pour la voiture, les yeux de Rodrigue pour Chimène. Et la question, cependant élémentaire, du domicile d’une voiture n’a jamais été posée, même pas par les représentants des ouvriers.


Source : Le Rail, juin 1966


[1Pour les voyageurs, en voiture particulière, la différence est plus faible, grâce à la gratuité du conducteur, mais subsiste néanmoins.

[2Si des camions sont néanmoins utilisés pour un trafic aussi antiéconomique, c’est que, dans l’état des prix et tarifs, le particulier a avantage à ce moyen de transport.