Accueil > Le Rail > Par ... et ... > Par vaux et par trains > Anvers

Anvers

R. Gillard.

lundi 6 juin 2022, par rixke

Toutes les versions de cet article : [français] [Nederlands]

Ancienne villa romaine, détruite par les Normands en 836, rebâtie au début du Xe siècle, Anvers eut une histoire mouvementée, souvent tragique. Successivement, elle passa à la maison d’Ardenne, au comté de Limbourg, puis à la maison de Louvain, dont hérita, en 1106, le Lotharingien Godefroid le Barbu. Devenue ville libre, sous la juridiction du duc de Brabant, elle vécut ensuite les fastes de la Commune flamande ; la cité se couvrit de monuments, le port acquit une prospérité remarquable. Pareille ascension devait naturellement éveiller maints appétits ; elle coûta finalement à Anvers sa fortune. En 1576, les Espagnols la saccagèrent ; dix mille personnes périrent, cinq cents maisons furent détruites. Traquée par l’Inquisition, accablée par des sièges douloureux – le plus fameux, celui soutenu contre Alexandre Farnèse en 1584-1585, ne dura pas moins de quatorze mois –, les habitants fuirent vers des cieux plus cléments ; de cent cinquante mille à l’aube du XVIe siècle, la population tomba à soixante mille âmes en 1600. Le honteux traité de Munster, en 1648, porta à la ville le coup de grâce. L’Escaut fut fermé aux grands navires marchands ; éclipsée par Amsterdam, Anvers devint une cité morte. Elle se releva pourtant, retrouva une certaine grandeur, mais ne recouvra pas son prestige ; active, florissante même, elle restait une cité diminuée, déchue. Napoléon lui rendit son visage ; plus, il l’agrandit, il l’embellit, il la choya. Il en fit le plus grand port militaire de l’empire français, la dotant d’installations maritimes qui formèrent le noyau du port commercial actuel.

Car Anvers, bien sûr, c’est avant tout son vaste ensemble portuaire. Situé à quatre-vingt-huit kilomètres de la mer, à l’aboutissement du canal Albert, il rivalise aujourd’hui avec Hambourg et Rotterdam. Il est le premier des ports de ligne européens ; deux cent quatre-vingt-dix lignes maritimes régulières représentant cinquante nations l’ont adopté comme point de relâche ou d’attache. Large de cinq cents mètres au-devant de la ville, l’Escaut y est profond de huit mètres à marée basse et de douze mètres cinquante à marée haute. Le port, d’une superficie totale de cinq mille trois cent quarante hectares, comprend une trentaine de bassins, dont trois sont réservés au batelage, six aux allèges et le restant au trafic maritime. Ces bassins communiquent avec le fleuve au moyen de six écluses, dont la plus récente, l’écluse Baudouin, mise en service en 1955, a une longueur de trois cent soixante mètres : c’est la deuxième du continent pour ses dimensions. Le port possède en outre 16 cales sèches, 582 grues de quai, 284 grues motrices, 26 grues flottantes, 9 ponts transbordeurs, 37 remorqueurs, 800 kilomètres de voies ferrées, des hangars et magasins d’une superficie de plus de quinze cents hectares, de vastes chantiers pour la construction et le radoub des navires. Quant à la ville et à ses faubourgs – les faubourgs, notamment –, ils ont pris figure d’un immense poussoir industriel. Raffineries de sucre, distilleries, brasseries, rizeries, meuneries, fabriques de chocolat, de biscuits, de produits chimiques, installations pétrolières font, de nos jours, de la métropole anversoise, un habitat moderne et prospère. La première en Europe, elle a possédé son gratte-ciel, le fameux Torengebouw, haut de quatre-vingt-sept mètres – il comporte vingt-quatre étages –, dont l’érection, faut-il le rappeler, suscita à l’époque d’incroyables palabres. Au nombre des grandes réalisations contemporaines de la ville, il faut naturellement ranger aussi les très ingénieux tunnels sous l’Escaut, ouverts au trafic le 30 septembre 1933, et les élégants quartiers de la rive gauche et de Kiel. Quant à l’a majestueuse Gare Centrale, au style sans doute dépassé, elle, fut inaugurée en 1905. La salle des pas-perdus a soixante-dix mètres de hauteur ; nul ne contestera qu’elle a vraiment grande allure !

Le rail, d’ailleurs, par le rôle très important qu’il joue dans le transport des marchandises en provenance ou à destination de l’« hinterland » du port, représente un facteur appréciable de l’économie de l’agglomération. En fait, depuis 1843, cette année-là où fut inaugurée la ligne d’Anvers à Cologne, liaison qui fut appelée le Rhin de fer, Anvers est devenu un port ferroviaire de tout premier plan, et ce, grâce à sa situation géographique à la pointe d’une région fortement industrialisée, à son importance croissante en tant que port d’exportation pour les produits finis et semi-finis de l’Allemagne occidentale, à l’extension intensive ainsi que, plus récemment, à l’électrification du réseau ferroviaire national. N’oublions pas, en outre, qu’Anvers est situé sur la grande et très belle ligne qui relie Amsterdam à la Méditerranée : magnifique axe européen qui sera bientôt doublé, quand seront achevés les travaux de la Meuse et du Rhône, par une colossale voie fluviale soudant Rotterdam à Marseille.

Cas peut-être unique dans l’histoire de l’Europe, cette ville dix fois prise et reprise au cours des siècles, canonnée et pillée sans vergogne par mille soldatesques, blessée derechef dans les derniers mois de la seconde guerre mondiale, réussit à garder intacts la plupart de ses vieux monuments. Le plus célèbre, l’église Notre-Dame, de style gothique, peut être considéré comme l’un des plus vastes temples de la chrétienté. Il mesure cent dix-sept mètres de longueur et soixante-cinq mètres de largeur ; cent vingt-cinq admirables colonnes soutiennent ses voûtes. Tabernacle d’arts et de beauté, on y trouve notamment la Descente de croix et l’Erection de la croix de Rubens. Non loin de là s’élève l’église Saint-Paul ; somptueux édifice ogival, construit de 1540 à 1571, il abrite la Flagellation et l’Adoration des Mages, deux autres chefs-d’œuvre de l’illustre peintre anversois. L’église Saint-Augustin renferme pour sa part trois célèbres tableaux : le Mariage mystique de sainte Catherine de Rubens, Saint Augustin en extase de Van Dyck et le Martyre de sainte Apolline de Jordaens. Quant à l’église Saint-Charles Borromée, elle vaut surtout par sa décoration d’une richesse inouïe, réalisée, croit-on, sur les conseils de Rubens.

Flâner dans Anvers, c’est aller de surprise en surprise, de découverte en découverte. Voici l’Hôtel de ville, noble monument rebâti en 1581 dans sa forme actuelle après avoir été détruit en partie par les Espagnols. Là, c’est le Steen, de lugubre réputation ; le Saint-Office y siégea, mais l’horrible prison a été convertie en musée. Un autre musée, le Plantin-Moretus, dans la maison même où le célèbre imprimeur s’établit en 1549 ; un autre encore, celui des Arts appliqués, dans ce très bel édifice gothique du XVIe siècle qui fut la Maison des Bouchers. Dédaignerons-nous le Jardin zoologique ? Il se trouve à deux pas de la Gare Centrale. Oublierons-nous ce séjour enchanteur, que Junior, sans aucun doute, le rappellerait à notre bon souvenir.

Mais d’autres, peut-être, seront-ils plus sensibles à la poésie envoûtante des quais, aux vieilles venelles tortueuses, où passent, mêlées aux graillements des accordéons, des odeurs lourdes de pommes frites et de bière, à la ville goguenarde, hétéroclite, où trépigne une humanité bigarrée, colorée, pathétique ? Ou, cherchant un instant de repos, ceux-là s’en iront-ils à la découverte des admirables parcs de la ville ? Car c’est cela, aussi, Anvers : de jolis havres de silence, tels ce Nachtegalenpark et ce Rivierenhof, où l’on peut, en toute quiétude, sur un banc gentiment désert, se détendre entre deux randonnées.

Alors, frais et dispos, vous repartirez vers d’autres aventures. A bord d’un de ces charmants bateaux, par exemple, qui vous ramènera, par le fleuve tranquille, jusqu’au petit port pittoresque de Lillo, aux marches des polders captivants.


Source : Le Rail, janvier 1963