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Tirlemont

R. Gillard.

lundi 25 juillet 2022, par rixke

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S’il est un millésime dont les Tirlemontois aiment à s’enorgueillir, c’est bien celui de 1837. Cette année-là, en effet, fut fondée une modeste sucrerie, dont le rapide développement allait marquer l’économie de la ville d’une empreinte vigoureuse. Cette année-là, aussi, dans un fastueux déploiement de drapeaux et de fanfares, avait été inaugurée, en présence du ministre des Travaux publics Nothomb et de nombreuses personnalités, la ligne de chemin de fer de Louvain à Tirlemont. Le train, tiré par la locomotive Hercule, avait bravement traversé les neuf cents mètres du tunnel de Kumtich, premier ouvrage ferroviaire de ce genre en Belgique, et était arrivé sain et sauf à l’escale, où une foule dense et fiévreuse lui avait réservé un triomphal accueil. Mais au retour, à mi-chemin, Hercule perdit une roue, et les autorités, rapporte-t-on, n’eurent d’autre ressource que de gagner Louvain à pied. Cela s’est passé hier : images d’un temps délicieusement suranné. Aujourd’hui, les petits-fils d’Hercule sillonnent les rails du monde à plus de cent kilomètres à l’heure de moyenne, et il n’est d’exemple qu’ils abandonnent bras ou jambe en chemin. Aujourd’hui, l’humble fabrique de Tirlemont a fait place à un vaste ensemble d’usines de raffinage de sucre, d’universelle réputation. Elle a valu aux Tirlemontois, disions-nous, un magnifique regain de vie ; elle leur a valu également leur sobriquet de sucriers.

A la vérité, ce n’est là qu’un des multiples surnoms des Tirlemontois, lesquels, en effet, peuvent se targuer de la plus belle collection du gentilé belge. Au XIIIe siècle, la plupart des habitants de la ville s’adonnaient à la filature et au tissage de la laine : on les baptisa schapekoppen – têtes de mouton –, sobriquet dont héritèrent les Lierrois quand ils ravirent à leurs voisins le marché de la laine. Puis fut un temps, à cause du profond caractère agricole que la cité conserva jusqu’au XVIIIe siècle, où on les affubla du nom de boeren – paysans. Ces paysans à la tête de mouton auraient-ils été affligés – suprême infortune ! – d’une cervelle de linotte ? Une nuit de décembre 1722, alors que les reflets de la lune jouaient sur les vitraux de l’église Saint-Germain, ne crurent-ils pas que la sainte demeure flambait ? Et d’accourir par milliers, munis de seaux d’eau, pour étouffer l’incendie sacrilège. C’était jouer de malheur : tout comme les Malinois, autres victimes d’une semblable bévue, ils se virent convertis en maanblussers – extincteurs de lune. Mais n’allions-nous pas passer sous silence la perle du légendaire Tirlemontois ? Vers 1380, à cette époque où, à défaut d’un bon livre, le menu peuple était réduit, en matière de distractions, à prendre le sentier de la guerre, il arriva, pour on ne sait quelle cause futile, que les Tirlemontois tendirent une embuscade aux Louvanistes. Alertés par les cris lancés par des canards que les Tirlemontois avaient volés en cours de route, les gens de la Dyle eurent le temps de se préparer à la lutte – et ils taillèrent leurs ennemis en pièces. Les Tirlemontois avaient-ils perdu une bataille ? La belle affaire, en vérité ! Ils avaient enrichi leur blason, oui, d’un autre sobriquet, et celui-là leur est resté : les quacken, bien entendu, les canards de Tirlemont.

On a prétendu que les surnoms dont on a coiffé les Tirlemontois au cours des âges suffiraient à recréer l’histoire de leur ville. Nous n’irons pas jusque-là. Tirlemont, ne l’oublions pas, est une fort vieille cité. Les Romains y bâtirent une « villa », nœud d’importantes chaussées, dont la plus fameuse conduisait à Tongres, la seconde ville, après Tournai, de la Belgica prima. Quant au village, il apparut vraisemblablement vers la moitié du VIIIe siècle, date à laquelle un Thiunas, dérivé de Tiona, germanisation du celte duno [1], est mentionné dans une Vie de sainte Amalberge. Les plus anciennes chartes thioises l’appellent Thienes, puis Thenis, Tenis, Thenas, Thienen, toponyme que nous retrouvons en français, vers 1100, sous la forme de Thenismons [2], puis, successivement, Thienes le Mont, Tieneslemont, Thillemont, Thirlemont.

Plus près de nous, enfin, on en a fait la ville blanche. Mais oui, une histoire de sobriquet, encore ! En 1832, dans le but d’enrayer l’effroyable épidémie de choléra qui ravageait la ville, le Conseil de Régence avait ordonné que l’intérieur et l’extérieur des habitations fussent blanchis à la chaux. Malgré ces mesures préventives, on déplora de nombreuses victimes, et les citoyens, affolés, se remirent à badigeonner de plus belle. Le fléau s’éloigna, et ce qui avait été fait sous l’emprise de la terreur apparut comme une marque de coquetterie. Sentiment, du reste, bien vite partagé. Lorsque, quelques années plus tard, les voyageurs amenés par Hercule passèrent sur le talus qui borde le sud-ouest de la cité, ils découvrirent avec surprise que Tirlemont était vraiment une très jolie ville blanche.

Très jolie, à la vérité, cette laborieuse localité de 23.000 habitants, qui n’a sans doute plus rien de blanc aujourd’hui, sinon son nom, sinon son sucre aussi, mais offre, par contre, au touriste, de quelque côté qu’il l’aborde, une joyeuse symphonie de toitures rouges et brunes, encadrées d’une magnifique couronne verte de boulevards. Située au confluent de la Grande Gette et du Molenbeek, à mi-chemin entre Bruxelles et Liège, à peu de distance de la frontière linguistique et de la ligne de faîte qui sépare les bassins de la Meuse et de l’Escaut, cette agglomération d’entre-deux mérite assurément l’attention du touriste. Alors, ferez-vous de dimanche prochain votre dimanche à Tirlemont ? Voici que revient le printemps, et n’est-il pas joli le printemps, en Hesbaye ? Ne repoussez pas son sourire.

Car Tirlemont, nous en sommes convaincu, ne vous décevra pas. Vous y verrez sa collégiale Saint-Germain, magnifique exemplaire romano-gothique qui a subi l’influence mosane, du temps où le diocèse de la principauté de Liège, lui-même influencé par les arts rhénan et byzantin, étendait son pouvoir spirituel jusqu’à Louvain. Ce monument trouve son origine dans un petit temple roman bâti, vers 872, par des moines bénédictins de la célèbre abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à Paris. L’intérieur de l’édifice est grandiose. Le narthex, purement roman, et les hautes nefs ogivales surmontées d’un élégant triforium émerveillent par l’élégance de leurs lignes. Quant au carillon, qui comprend cinquante-quatre cloches et porte sur quatre octaves et demie, il est le plus complet du pays et, sans contredit, l’un des plus harmonieux.

Saint-Germain a élu domicile sur le Marché-au-Bétail, Notre-Dame-au-Lac, elle, sur la grand-place de la ville, une grand-place – rendons honneur à cette noble dame – qui est aussi la plus vaste de Belgique après celle de Saint-Nicolas-Waes. Autre temple imposant, de style gothique brabançon, transcription régionale apparentée à l’architecture religieuse du nord de la France, mais d’une décoration beaucoup plus sobre, cette église, a écrit Paul Dewalhens, s’élève vers le ciel comme un hymne à la joie, à la beauté du monde. La chapelle primitive – qui est le chœur actuel de l’église – avait été dédicacée à la glorieuse Marie du Lac, en 1297, sur l’emplacement d’un bourbier qui ne fut asséché et comblé que beaucoup plus tard. C’est dans ce marais que fut jeté le corps d’un pieux pèlerin, clerc et maître de lecture à l’Académie de Paris, nommé Thierry de Campen, qui logeait à l’auberge du village et avait été assassiné par ses hôtes. Sa dépouille fut découverte grâce à une femme guidée, prétend la légende, par une statuette de la Vierge et par des feux follets qui restèrent suspendus au-dessus du bourbier.

Si vous allez à Tirlemont, vous irez voir aussi, dans son faubourg de Grimde, une vieille église dédiée à saint Pierre. Elle était si délabrée vers 1850 qu’on décida de la démolir. Une courageuse décision de dernière heure la sauva. Magnifiquement restaurée, elle sert aujourd’hui d’asile aux morts des deux dernières guerres : ils reposent côte à côte, au milieu de la nef et le long des murs des nefs latérales et du transept, dans des tombes identiques. Quant à l’antique tour romane, au sommet de laquelle, naguère, les archers de la cité accrochaient l’oiseau de leurs concours, elle est devenue la Lanterne des Morts. Cette nécropole peut être considérée comme un monument unique en son genre en Belgique.

Nous avons omis de vous parler de la chapelle de Notre-Dame-de-Pierre ; il faut réparer cet oubli. Cette ancienne léproserie de saint Maur, bâtie sur la chaussée romaine de Tongres à Louvain, date du XVe siècle. En 1630, on y découvrit une statue de la Vierge qui devint rapidement célèbre par ses miracles. Saint Maur, aujourd’hui, est invoqué contre la migraine ; honneur lui est rendu dans la nuit du 16 au 17 janvier et dans la nuit du dimanche au lundi de Pâques. Quiconque, ces jours-là, posera sur sa tête une des vieilles couronnes qui se trouvent au pied de l’autel, et aura, en outre, l’obligeance de réciter quelques Ave, de faire brûler un cierge et de déposer une obole, pourra être assuré d’être débarrassé de ses maux.

Cette vénérable chapelle de Notre-Dame-de-Pierre est, du reste, célèbre à d’autres égards. Ne partage-t-elle pas, avec l’église de Hakendover, sa voisine, le fameux pèlerinage en l’honneur du Saint-Sauveur, qui se déroule le lundi même de Pâques, dans la matinée ? Puisque nous parlons folklore, comment ne pas évoquer encore cette autre curieuse procession, dite des Douze Apôtres, le dimanche des Rameaux, à Hougaerde, toujours aux portes de Tirlemont ?... Oui, ce n’est pas sans regrets que nous allons quitter la ville blanche : nous connaissons si peu d’elle ! Alors, pourquoi n’y point retourner ? Au joyeux temps de Pâques, par exemple, où nous ferions la connaissance du mystérieux treizième maçon qui aida à la construction de l’église de Hakendover ? Ou bien le dernier dimanche de juin, quand les géants Janneken et Mieken s’en vont saluer Saint-Germain ? Lors, c’est chose promise : nous reviendrons à Tirlemont.


Source : Le Rail, mars 1963


[1Duno, colline. Ce toponyme, latinisé en dunum, entre dans la composition d’un grand nombre de vocables. Il a donné naissance, entre autres, aux noms de Cugnon (Congidumini), Verdun (Virodunum), Lyon (Lugdunum).

[2Littéralement : mont de la colline, cas de, tautologie si fréquent en toponymie. C’est pour différencier Thenis d’autres communes wallonnes comme Thines, Thisnes, Thynes et Les Tiennes que des historiens liégeois lui ont adjoint le suffixe mons (mont).