Accueil > Le Rail > Par ... et ... > Par vaux et par trains > Connaissance de Tongres

Connaissance de Tongres

R. Gillard.

dimanche 13 novembre 2022, par rixke

Toutes les versions de cet article : [français] [Nederlands]

De toutes les villes de Belgique, Tongres est sans aucun doute celle dont la naissance s’auréole le plus de légendes. Certains l’ont dite contemporaine de Troie ; d’autres, tout aussi catégoriques, la font remonter à Tongrus, roi nébuleux qui aurait vécu vers l’an 900 avant J.-C. Galéjade ? Les historiens n’hésitent pas à le croire : Tongres n’est-elle pas appelée la Marseille die Limbourg ? Quoi qu’il en soit, cet habitat est fort ancien : les vestiges des temps néolithiques recueillis sur son territoire en font foi.

Cette Marseille nordique, du reste, n’a pas volé son surnom. Chez elle, on aime rire et parler – et parler haut. Son sonore patois, curieux mélange de limbourgeois, d’aachener platt et de wallon liégeois, se prête, d’ailleurs, aux manifestations les plus explosives du langage. Les indigènes sont espiègles, optimistes, volontiers « rouspéteurs », ils affectionnent les couleurs vives, les cortèges bigarrés, les kermesses tonitruantes, la bonne chère. Leur goût pour la galéjade ? Ils le tiennent assurément des Liégeois, ces autres Méridionaux du Nord, en compagnie desquels ils ont vécu mille ans d’histoire et d’étroite amitié ; ils le tiennent, plus particulièrement, de ces botteresses qui leur apportaient du charbon dans des hottes et s’en retournaient vers leur ville, chargées de fruits et de beurre, et, quelquefois, de petits Tongrois.

Il n’est plaisantin qui se voit un beau jour mystifié ; les Tongrois l’ont appris à leurs dépens. On les a baptisés les Trullen, du nom d’un gâteau de froment, fort apprécié dans la localité, paraît-il, et introuvable ailleurs. On les appelle encore les Moineaux. Des Moineaux à la curieuse histoire. Un jour, raconte-t-on, deux Tongrois voulurent introduire dans la ville, par la porte de Visé, une longue et épaisse poutre de bois, mais, comme ils la portaient dans le sens de la largeur, l’huis se révéla trop étroit pour permettre le passage. Surprise, colère, palabres. Nos gaillards excédés parlaient de démolir la porte, lorsqu’ils aperçurent un moineau serrant dans son bec une brindille qu’il tenait par l’une de ses extrémités. Ce fut comme un trait de lumière, une réédition du fameux Eurêka ! « Changeons de position ! », rugirent d’une seule voix les deux hommes. Alors, l’un suivant l’autre, portant leur fardeau dans le sens de la longueur, cette fois, ils entrèrent triomphants dans la ville. Le hasard voulut qu’un paysan de Hasselt ait assisté à la scène. Ces paysans de Hasselt sont bavards. Tongres, sur le coup, pouvait se dire affublé d’un second sobriquet. Du reste, ce que nous croyons volontiers, elle se prévaut de ses surnoms.

Elle s’enorgueillit bien sûr aussi de son histoire. En fait, cette Marseille limbourgeoise, l’une des trois villes, avec Arlon et Tournai, de la Belgique romaine, peut être considérée comme la plus vieille agglomération du royaume. Ptolémée, dans sa Géographie, l’appelle l’Atuaticorum oppidum. C’était, à l’époque, un vaste camp retranché, protégé par une triple enceinte. Rasée par César, après l’écrasement des Aduatiques et des Eburons, la cité fut reconstruite sous Auguste. Pour repeupler la région dévastée, cet empereur avait fait venir des bords de l’Elbe et de son affluent, la Tonger, plusieurs tribus germaniques, dont celle des Tongri, qui donna son nom à la cité nouvelle. Tongres, dès lors, vécut une ascension prodigieuse. Située sur la grande chaussée de Bavai à Cologne, à l’intersection de nombreuses routes accessoires, elle devint, en même temps qu’un important relai militaire, un centre agricole et commerçant réputé. Auguste en fit la capitale de la Tongrie, la province la plus peuplée, la plus visitée et la plus décrite de la Germanie seconde.

On a dit de Tongres qu’elle a été le berceau spirituel de la principauté de Liège. Sous un certain angle, c’est exact. Saint Materne y prêcha en 312 et y fonda le premier évêché de Belgique. Délaissant la ville, livrée aux flammes par les Vandales et les Goths, son successeur, saint Servais, transféra le siège de son épiscopat à Maestricht en 375, et saint Hubert, quelque trois siècles plus tard, l’installa définitivement à Liège. Mais Tongres, dans l’entre-temps, avait vu s’effondrer son prestige. Conquise par les Saliens vers 380, soumise à la loi salique en 418, dévastée par Attila en 450, rebâtie par saint Gondulphe en 600, elle n’était plus qu’un village désolé. Notger, premier prince-évêque de Liège, avec l’autorisation de l’empereur germanique Othon, en prit possession en 981.

Alors, Tongres ressuscita. En fait, tous les historiens sont d’accord sur ce point, ce fut Liège qui la traita le mieux. Les princes-évêques lui donnèrent une place de choix dans leur Etat. Entre hommes d’affaires des deux cités, entre intellectuels, entre marchands, des liens s’établirent, s’affermirent. Tongres devint la plus belle, la plus riche, la mieux aimée de Liège des bonnes villes flamandes de la principauté.

La localité resta liégeoise jusqu’à la Révolution française. Envahie par Dumouriez en 1792, elle entra dans la République avec le titre de canton de justice et de paix du département de la Meuse-Inférieure. Elle y demeura jusqu’en 1815, date à laquelle elle passa aux Pays-Bas. En vain tenta-t-elle, au sortir de la libération de 1830, d’arracher à Hasselt le gouvernement de la province de Limbourg. Tout au plus réussit-elle à conserver sa Cour d’assises, qu’elle avait héritée de Maestricht. Hasselt, de ce fait (l’anomalie vaut qu’on la souligne), devenait le seul chef-lieu de nos provinces qui n’ait point ses Assises.

Des temps antéliégeois, Tongres conserve une foule de souvenirs. On y a trouvé des urnes funéraires, des poteries, des fragments de verrerie, des armes, des statuettes, des monnaies, au total quelque dix-huit mille pièces qui font de nos jours la fierté de son Musée provincial gallo-romain. Situé en retrait, derrière la basilique, ce précieux temple de l’archéologie mérite assurément une visite. Quant à la fameuse pierre milliaire – nous dirions aujourd’hui borne kilométrique –, où les Romains inscrivaient les distances qui séparaient les villes, les Tongrois l’ont prêtée au musée du Cinquantenaire de Bruxelles.

Orgueilleuse, Tongres l’est aussi des ruines de ses enceintes et, particulièrement, d’une tour romaine du IVe siècle mise à jour en 1934. Orgueilleuse, elle l’est de son romantique béguinage, de sa Moerepoort – ou porte de Visé –, joyau d’architecture moyenâgeuse qui contient un petit musée militaire et, plus encore, de sa statue d’Ambiorix, cet Eburon qui trône, depuis bientôt cent ans, sur la grand-place de la ville.

Il fut un temps où Tongres se glorifiait en outre de ses eaux. La fontaine de Pline, notamment, est justement célèbre. Au livre 31 de son Histoire naturelle, l’illustre naturaliste vante ses qualités curatives. Les eaux tongroises n’atteignirent sans doute jamais la renommée de celles de Spa ; il n’en reste pas moins qu’elles attirèrent, à un certain moment, d’augustes visiteurs. Louis XV s’y rendit, tandis qu’il séjournait au château de Hamal, après la bataille de Lawfeld. De nos jours, la fontaine de Pline fait les honneurs d’un parc public. Ses eaux ont-elles perdu leur vertu ? Indigènes et vacanciers paraissent la dédaigner.

Ville jadis importante, Tongres ne compte guère cependant qu’un seul monument remarquable : la collégiale Notre-Dame, élevée au rang de basilica minor en 1930. Empressons-nous d’ajouter que ce superbe édifice, de style ogival primaire, est l’un des plus beaux du pays. Reconstruit en 1240, après l’incendie criminel qui ravagea l’église primitive du IVe siècle, il flatte le regard, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, par la régularité et l’élégance de ses proportions et par la richesse de ses ornements. Dix chapelles, datant des XIVe et XVe siècles, bordent les bas côtés. Dans le bras gauche du transept, on voit une Vierge en bois de noyer, chef-d’œuvre de la statuaire du Moyen Age, qu’on assure miraculeuse. L’ancien chapitre des chanoines, la plus ancienne construction romane du royaume, se dresse derrière le chœur. C’est un préau carré, qu’entoure de trois côtés une galerie soutenue par des colonnes. Ce cloître apparaît comme le reste de l’église primitive.

Célèbre par ses marchés et sa millénaire foire aux bestiaux et aux porcs, Tongres, aujourd’hui, s’est lancée dans la voie de l’industrialisation. Sa situation géographique, sur l’axe Bruxelles-Cologne, entre les bassins charbonniers de Campine et de Liège, lui assure, du reste, les meilleurs augures. Récemment, des ateliers de confection, d’appareils électriques et de production d’éléments électroniques s’y sont fixés. La ville, en outre, espère, sous peu, l’implantation de nouvelles usines. Elle conserve, toutefois, un visage aimablement pittoresque. Le Geer, gentille rivière, y invite aux plus douces flâneries. Cité du bien-manger, Tongres offre aux touristes diverses spécialités gastronomiques. Autant que les trullen de plaisante mémoire, speelbak, printen, tarte aux pommes et tarte aux cerises sont très prisés des gourmets.

Tongres, a-t-on dit, vit à part, une existence de célibataire. Ce fut peut-être vrai ; ce ne l’est plus, en tout cas. Travailleuse, trépidante, sportive, cette Marseille de seize mille âmes respire de nos jours à l’heure européenne. La galéjade n’exclut pas le sens des affaires. Un adage qu’une autre Marseille, avec ses neuf cent mille galéjeurs, avait déjà démontré.


Source : Le Rail, novembre 1963