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Le pélérinage d’Hakendover

R. Gillard.

vendredi 20 janvier 2023, par rixke

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Déjà, la perce-neige a fermé ses blanches clochettes. Marguerite nous est revenue, sa mie pâquerette à sa suite. Une caresse de printemps court sur les champs mouillés. Elle nous rappelle une autre promesse, celle que nous vous avions faite, un jour de l’an dernier, de retourner à Tirlemont. Le pèlerinage d’Hakendover s’empresse de nous la rappeler à son tour.

Petit village de quelques centaines d’habitants, Hakendover est situé à trois kilomètres de Tirlemont, sur la route de Saint-Trond. Jadis, la localité était très étendue, poussant loin au-delà de la Grande Gette ses fertiles terrains. Mais, en 1365, une parcelle du territoire fut adjugée à Tirlemont, laquelle, à cette occasion, put se vanter d’être agrandie pour la quatrième fois. Que vouliez-vous qu’Hakendover, terre de gens pieux, fît contre cette grosse brute de voisine, peuplée alors comme chacun sait de paysans têtus ? Elle se tut, cette sage. Heureuse encore que Tirlemont ne lui ait pas volé son pèlerinage. Un jour viendrait, pourtant, comme nous le verrons dans la suite, où Tirlemont le lui grignoterait sans vergogne... Mais n’anticipons pas.

Le pèlerinage d’Hakendover trouve son origine dans une jolie légende. Vénérable aussi, puisqu’on la dit remonter à 690. Bien sûr, vous n’avez hâte que nous vous l’apprenions. Oïez donc l’histoire des trois vierges.

Trois vierges, qui étaient sœurs, et de sang impérial, par surcroît – l’histoire ne précise pas de quel empire –, avaient décidé de consacrer leur vie au Sauveur et de construire une église en son honneur. Comme elles quittaient Tirlemont, elles virent une gracieuse aubépine et décidèrent qu’à cette place se dresserait l’autel. Nul n’ignore qu’en vieux flamand, une aubépine se disait haghedorne ; aussi le lieu, qui deviendrait bientôt un village, fut-il baptisé tel.

Lors, on se mit à construire l’église d’Haghedorne. Mais ne voilà-t-il pas que, chaque matin, on trouvait démoli ce qui avait été bâti la veille ! Elles se désolaient, les trois sœurs, on les comprend, lorsqu’un oiseau leur apparut et leur assura que l’endroit ne plaisait pas à Dieu. Et, fort aimable, cette petite bête bien élevée les conduisit au lieu choisi par le Ciel.

Grande fut la surprise des vierges quand elles découvrirent le terrain ! Bien que l’on fût en hiver, le sol était couvert d’un gazon odorant et, sur ce parterre miraculeux, un fil de soie rouge dessinait le tracé de l’église. Une aubépine toute fleurie indiquait même l’emplacement de l’autel.

On se remit à l’œuvre après avoir recruté douze maçons. Cependant, si l’on comptait douze ouvriers à table, lors des repas, et autant les jours de paie, il s’en trouvait toujours un treizième à l’ouvrage. Et ce fantôme travaillait si bien qu’il surpassait de loin ses douze compagnons, maîtres pourtant réputés. A telle enseigne que l’édifice fut achevé plus vite que s’il avait été construit à l’aide de ces modernes engins qui ont noms bulldozers, pelleteurs et monte-charge. On ne pouvait plus en douter : ce mystérieux treizième maçon était un envoyé du Très-Haut. Dieu s’était manifesté à Haghedorne, marquant ainsi sa volonté de voir sa maison vénérée. Vénérée entre toutes les églises.

Ce premier asile sacré d’Hakendover a-t-il existé ? C’est probable, bien qu’aucun document ne vienne étayer semblable supposition. Quoi qu’il en soit, l’église actuelle, dédiée au Saint-Sauveur, paraît avoir été érigée vers 1250. Elle contient un inestimable trésor, un retable d’un sculpteur inconnu du XIVe siècle, qui, par une série de treize scènes, évoque les principaux épisodes de la légende. Cette œuvre d’art est constituée d’un grand nombre de personnages disposés dans des niches gothiques d’une finesse et d’une délicatesse admirables.

On sait avec quelle facilité les légendes évoluent, se défigurent et se transforment ; chaque génération les accorde à sa façon, à ses idées, à ses conceptions. Ici, fait remarquer Albert Marinus, le retable, objet concret, aisément et directement perceptible, a immobilisé la légende. Là où un écrit, accessible à ceux-là seuls qui savaient lire, n’eût constitué par ailleurs qu’un frein à l’imagination populaire, un récit gravé dans le bois ordonnait la tradition. Il a assuré au pèlerinage d’Hakendover une pérennité sans modification. Et c’est sans doute là le caractère le plus extraordinaire de cette survivance séculaire.

Le pèlerinage d’Hakendover, qui se déroule le lundi de Pâques, est sans contredit, de toutes les manifestations pascales en Belgique, la plus pittoresque et la plus animée. Aussi curieux que cela paraisse, c’est Tirlemont, avec sa petite église de Notre-Dame-de-Pierre, qui ouvre les cérémonies. Les pèlerins s’agenouillent devant l’autel, que domine une statue de saint Maur, et se coiffent d’une des couronnes en fer forgé disposées sur une table à leur intention. Souvent même, ils apportent leur propre couronne et l’y laissent à titre d’ex-voto. Quiconque se sera soumis à ce rite et aura prié avec dévotion sera exempt, pendant un an, de migraines, vertiges, fièvres bénignes ou malignes, de tous maux de tête, « y compris l’entêtement ».

Les pèlerins prennent alors la route d’Hakendover. En chemin, la troupe se grossit de centaines d’estropiés, amputés et autres malades ou blessés venus de la Campine, du Hageland, de la Hesbaye, voire des confins de la Hollande et de l’Allemagne. Et tous ces gens, qu’habite une immense espérance, s’en vont priant, chantant, murmurant, psalmodiant. Ils marchent, mêlant leur espérance à celle de la terre, mêlant leurs âmes à l’univers, dans la promesse du printemps, dans l’indestructible foi des hommes.

Mais voici l’un des moments les plus étranges de la cérémonie. Contre l’église, entre deux contreforts, un indigène distribue des sachets contenant de la terre du cimetière. De ce précieux humus, il en part ainsi, au détail, près de deux tombereaux chaque année. Semé dans les champs, il écartera les maléfices de la nuit ; mélangé à la nourriture des animaux, il les protégera contre les maladies ; répandu dans les greniers, sous les récoltes, il chassera souris et rats. Souffrez-vous d’une rage de dents ? Cette terre, dont vous vous frotterez soigneusement les gencives, recèle cette autre faculté de guérir d’une telle affliction. Quant à la source où croupit une eau sale, que vous pourrez emporter en bouteille, on la dit excellente thérapeutique en matière de maux d’yeux. Cette boutique des plus inattendues est installée sur la place du village, à deux pas du marchand de terre de cimetière.

Ensuite, c’est la ruée dans l’église. Au milieu du temple, une statue du Sauveur ; de chaque côté, un tronc énorme destiné aux offrandes. .Jetez-y de la monnaie, des billets, des épingles à cheveux, une pomme de terre : s’il part d’un cœur sincère, votre don sera agréable au Seigneur. Les pieds de la statue sont émiettés, les jambes perforées de trous. Les vers, pensez-vous ? Erreur. Ces petites crevasses proviennent de milliers de piqûres infligées à la statue au moyen d’épingles bénites. Autre remède, vous assurera-t-on là-bas, contre les rages de dents.

La messe terminée, la procession s’engage dans les champs. Le clergé, précédant les malades, les fidèles, les milliers de curieux, ouvre l’extraordinaire cortège. Au-dessus de cette marée scintillent la croix et la statue du Sauveur. Alors apparaissent les cavaliers, les hommes de la terre millénaire. Les lourds chevaux galopent ; derrière, la foule se met à tourner. Soudain, le mouvement s’accélère, la ronde devient frénésie. Puis, tout aussi brusquement, l’immobilité et le silence s’abattent sur la plaine. Tous les yeux sont tournés vers le tertre, du haut duquel le prêtre va bénir l’assistance. Une odeur d’encens se mélange à la sueur des hommes et des bêtes.

La cérémonie religieuse est terminée. Dans un tintamarre indescriptible, les pèlerins rejoignent le village. La fête foraine est ouverte ; Petula Clark succède à l’Ave Maria, l’odeur des beignets frits à celle de l’encens. On va manger, boire, chanter, crier, danser jusqu’à la nuit ; on va remercier le Seigneur, les trois vierges et les saints, pour leurs bienfaits passés et à venir, leur adresser un prodigieux hymne à la joie. Mais Hakendover ne sera pas seule à s’amuser ce jour-là. Débordante, la fièvre gagne Tirlemont ; elle envahit ses vieilles rues, ses places publiques, ses balcons, ses cafés. Débordante, Hakendover reprend à ses voisins le morceau de territoire qu’ils lui avaient volé jadis. Elle rentre en reine dans Tirlemont, reine si belle, si radieuse, si explosive que la ville, séduite, l’accueille à bras ouverts.

Une caresse de printemps court sur les champs mouillés. Elle nous rappelle une autre promesse, celle que nous vous avions faite, un jour de l’an dernier, de retourner à Tirlemont. Le pèlerinage... « Monsieur le Cheminot, trois Hakendover, retour, s’il vous plaît. Non, non, pas Aachen-Sud : Haken-dover. C’est ça, Dover comme Douvres. Il n’y a pas de gare à Hakendover, dites-vous ? Alors, donnez-moi Tirlemont. Oui, trois. Comme la ville de Troie... »


Source : Le Rail, mars 1964