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Carnaval à Binche

R. Gillard.

mardi 3 janvier 2023, par rixke

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Mas bravas que las fiestas de Bins !
(Proverbe espagnol)

Sur ces bords de la Samme que saint Ursmer, le futur patron de la ville, évangélisa vers la moitié du VIIIe siècle, Binche, née quatre cents ans plus tard, demeura longtemps un petit village perdu. Yolende de Gueldre, veuve de Baudouin III, comte de Hainaut, la reconstruisit et la repeupla après les guerres sanglantes qui avaient dévasté la région. Sous Baudouin IV, le Bâtisseur, elle acquit titre de cité et prit dès lors bonne place parmi les villes du comté de Hainaut.

De ces temps qui préparèrent sa gloire, Binche conserve d’intéressants souvenirs. Pièce maîtresse de son patrimoine archéologique, l’enceinte de la ville, avec ses vingt-sept tours et ses deux mille trois cents mètres de courtines, constitue un monument d’intérêt national absolument unique en son genre. Restauré après le siège de 1554, l’Hôtel de ville, accolé au vieux beffroi au bulbe baroque, apparaît, pour sa part, comme un édifice gothique, sobre sans doute, mais de proportions harmonieuses. La collégiale Saint-Ursmer, superbement enrichie par les archiducs Albert et Isabelle, la chapelle Saint-André, agrémentée de modillons d’une rare qualité artistique, la chapelle de Battignies, le refuge de l’abbaye de Bonne-Espérance, avec son menu musée lapidaire, méritent certes, eux aussi, l’attention du touriste. Quant à l’admirable palais de Marie de Hongrie, érigé sur les décombres de l’ancien château comtal, il fut saccagé en 1554. Sur l’emplacement, on a planté le parc communal. Seules émergent quelques ruines, souvenir d’un édifice « qui faisait honte aux sept miracles du monde tant renommés de l’antiquité ».

C’est dans le cadre fastueux de cet éphémère château que la régente des Pays-Bas, en août 1549, reçut son frère Charles Quint et son neveu, le futur Philippe II. Les festins, les défilés militaires, les joutes, les bals aux intermèdes imprévus alternèrent avec les tournois et les parades équestres. On fit assaut de bravoure, d’élégance, de galanterie, de drôlerie, et pour finir en beauté, on exhiba des Indiens, portant flèches et plumes, amenés tout droit d’Amérique. Mas bravas que las fiestas de Bins, rien de plus beau que les fêtes de Binche, entendra-t-on plus tard à Madrid.

Faut-il voir dans cette gigantesque parade l’origine du carnaval de Binche ? Certes non. Par leurs danses collectives, sur un rythme viril, nos ancêtres battaient le sol pour en chasser les démons et appelaient la fécondité sur la terre. Les quaresmiaux binchois, comme le carmiô tournaisien, comme le cwarmê malmédien, comme les masques de Wallonie et de Flandre, cette survivance de danses et de rites païens, se perdent dans la nuit des temps. Un document de 1394 nous apprend qu’au cras dimence, les Binchois se promenaient déguisés en moines et en bêtes, agitant pots de cuivre, poêlons, grils, crochets et pilons, faisant un tintamarre d’enfer, et qu’au soir ils étaient soûls comme bourriques. Mais ce visage du vieux carême-prenant de Binche allait être transformé par les fêtes offertes, dans la ville, à l’empereur Charles Quint.

Si l’origine du carnaval est des plus mystérieuse, celle du gille ne l’est guère moins. D’aucuns, remuant les patois, ont découvert qu’à Mous, jadis, un gille était un homme rusé. Mais ce gille cadre mal avec le personnage qui a fait connaître Binche au monde. Plus probablement, le vocable nous vient d’une adaptation du nom propre Egidius, passé dans le sens de bouffon de foire au XVIIIe siècle. L’occupation française nous a livré le premier document qui mentionne le gille. Dans une lettre datée du 23 pluviôse de l’an III, la municipalité signale au commandant Cabrespine qu’un masque du mardi gras, « habillé en habit de masque qu’on dit ici habit de gille, a frappé d’un baston l’huissier de la mairie ». Le masque fut démasqué : ce fut pour sa plus grande gloire. Il s’appelait François Gaillard, fils de feu Pierre Gaillard. Binche, en 1952, lui a élevé une statue à l’entrée du parc communal. Quoi qu’il en soit, le gille est resté – à son insu, parfois – le grand prêtre païen impatient de célébrer le retour d’un printemps plein d’un nouvel espoir.

Peut-on comprendre le gille si l’on n’est pas binchois ? Peut-on, tout au moins, essayer de comprendre ? Binche ne vit que par le gille, le gille ne vit que par Binche. Quand un garçon va naître, sa mère en a le plus sûr témoignage : Je l’ai senti qui dansait l’ pas, ça s’rè on gille ! assure-t-elle. Si un petit Binchois, dans la cour de l’école, en vient aux mains avec un camarade d’un village voisin, il vous toise l’adversaire d’un regard dédaigneux : J’ so on gille, mi, crâne-t-il. M. et Mme Binchou se disputent-ils en ménage ? Personne, ici, ne s’offusque des gros mots, ce suc du bon parler gaulois : Nos estons gilles, nos autes ! Et quand le vieux Binchois voit sa dernière heure arriver, quel suprême rêve caresse-t-il, le vieux gille ? I va faire l’ gille on derin coup, pensent tristement ses amis.

Nulle part, plus qu’à Binche, la pérennité des coutumes ancestrales se manifeste par un sens aussi religieux de la tradition. Une des règles du code oral des usages, par exemple, interdit aux gilles de sortir de leur ville et de danser en dehors des temps prescrits. Les gilles que l’on peut voir ailleurs, en Belgique ou à l’étranger, sauf en d’exceptionnelles circonstances, ne sont jamais de Binche. Seul, le Binchois a le privilège de « faire le gille » à Binche. Pour obtenir son admission au sein de la société, deux compatriotes doivent répondre de sa qualité de Binchou et de sa conduite.

Et comment mieux illustrer ce sens de la tradition qu’en invoquant les énormes sacrifices financiers consentis par les Binchois en l’honneur du dieu Carnaval ! Avec son chapeau paré de plumes d’autruche qui montent à 90 cm et retombent en panache, avec sa ceinture ornée de grelots – l’apertintaille –, qui pèse trois kilos, avec sa collerette, ses manchettes, ses parements, ses fleurettes, ses chaussons de laine blanche, ses sabots décorés de renons – ou cocardes –, le costume du gille est un poème de couleurs et de sons ; mais il coûte au Binchois plus d’un mois de son salaire. Chaque année, Binche dépense pour son carnaval, qui se veut le plus célèbre du monde, plus de dix millions de francs.

Personnage de légende, le gille déborde de présence. Participant du rêve et du mouvement, c’est par sa danse, toutefois, plus encore que par son masque impersonnel, qu’il concrétise en lui ce miraculeux paradoxe. Happés par l’ambiance irrésistible du carnaval, combien d’étrangers, se demande Paul Seghin, se sont abandonnés aux mesures de cette marche scandée, et ne l’ont que caricaturée, car la danse du gille de Binche se garde jalousement pour les siens ! Point de sautillements ni d’écarts, point de gesticulations, point de pas de valse ni de polka. Concise en ses cadences, la marche du gille s’ordonne comme un hymne à l’harmonie du corps. Inlassable, la jambe du danseur, où s’inscrit la rectitude la plus aristocratique, plie mais ne s’arque pas ; de brefs dodelinements de tête, un frisson de hanches sous les grelots, mais l’allégresse la plus folle n’abolit pas le hiératisme le plus digne. Droite sans rigidité, sobre sans sécheresse, joyeuse sans vulgarité, ardente sans démesure, la danse du gille de Binche apparaît comme l’une des créations les plus fantastiques de la magie du rythme.

Ce serait toutefois une erreur de ramener le carnaval de Binche au seul mardi gras ! Dès les premiers jours de janvier commence la période des préparations. C’est le temps des répétitions de batterie, le temps de ces soumonces (du vieux verbe : semondre, avertir), qui dureront quatre semaines et verront croître l’excitation populaire. Le Chandeleur constitue un moment particulièrement pittoresque des soumonces. Ce jour-là, Binche tombe sous la coupe des trouilles de nouilles, autrement dit traîneurs de nippes, lesquels se livrent aux facéties les plus espiègles. Malheur au civil qui se hasarde dans les cafés ! Il est assuré de devoir payer force tournées, heureux, le bougre, de s’en tirer à si bon compte.

Suivent alors les grands jours ! Binche se déchaîne, s’esbaudit ; Binche se fait taquine et badine ; Binche masquée, pareille aux foules voilées de l’Orient, va devenir la Mecque du plaisir. Dimanche gras. Le matin, les mam’selles joueuses d’orgues sont maîtresses de la ville ; l’après-midi, les tambours les relèvent, puis les futurs gilles, comme le veut la tradition, « vont chercher leur paille à Battignies ». Le lundi est réservé à la jeunesse. Entracte inattendu ! On danse, pendant vingt-quatre heures, sur les airs à la mode : twist et tango sont rois. Mais voici qu’approche l’immense moment ! Mardi gras, l’apothéose, le jour où Binche en folie « fait le gille ».

Quatre heures du matin. « Quand ’s d’jou-là ’st’arivé, on ravise pa l’ ferniesse si l’ soleil s’a monstré, on dit : Ah ! que bèle fièsse ! » Dans la cuisine, le bourreur remplit de paille les bosses du gille. « A toi, ma chère épouse, à toi, maman, le privilège de poser la collerette de rubans sur les bosses du gille gentil ! A vous, mon premier baiser, le baiser porte-bonheur !... » L’aube se lève. Quelque part, un roulement de tambour retentit, des sabots martèlent le pavé. Le rideau s’est levé sur le grand acte de la pièce.

Alors arrivent les trains et les cars qui déversent sur la ville des curieux venus de partout. Binche passe à l’étranger. Sur la Grand-Place, dans les rues, dans les cafés, aux fenêtres, aux corniches, la foule grossit, s’écrase, trépigne. Les oranges sifflent, éclatent contre les murs. Revêtus de cache-poussière salis d’encre, des étudiants armés de vessies de porc gonflées font la chasse au civil. Oui, malheur à qui ne porte pas ce jour-là un quelconque travesti, ne serait-ce qu’un faux nez ou un veston retourné ! Et dans l’infernale cohue, dans ce décor dantesque, les gilles dansent sans arrêt, graves, anonymes, comme détachés du débordement de fièvre qu’ils déchaînent.

L’après-midi, ce fut Watteau, ce fut Renoir, une infinité de tons clairs noyés dans un impressionnisme léger. Mais, le soir, c’est Goya ! Tous les masques, tous ces dieux soudain levés sous le masque, se mettent à tourner à la lueur des flambeaux et des torches. La ville en transe devient la prêtresse d’un sacre. La fête n’est pas finie, cependant ; elle ne finira qu’avec l’aube. Toute la nuit, dépouillé de ces rubans de lumière qui disaient sa royauté au jour, le gille dansera, entraînant derrière lui les dominos et les pachas, les pierrots et les pirates, tous les figurants de la pièce fantastique. Il dansera jusqu’à ce mercredi des cendres qui le verra retourner vers sa maison, vers son métier, majesté déchue, mais pensant déjà qu’il la recouvrera l’an prochain.

I n’a qu’un Binche au monde !... Il faut avoir connu ce jour d’enivrante liesse, il faut avoir vécu l’apothéose qui le clôture ! Même si vous n’êtes pas binchois, si vous avez le tort, vous dira-t-on là-bas, de ne pas être né à Binche. Ivres, vous-mêmes, de musique, de couleurs, du parfum des milliers d’oranges répandues, vous serez les acteurs de la plus étrange des fêtes, d’un jeu, d’un rite qui trouve sa source au plus profond des âges. Dans le train, dans l’autobus qui vous ramènera, chez vous, à l’atelier ou au bureau, longtemps encore, très longtemps, vous entendrez à vos oreilles le martèlement obsédant des sabots ; longtemps encore, vous le verrez, le gille, danser sa danse immuable et sacrée de l’espérance.

Mas bravas que las fiestas de Bins !


Source : Le Rail, février 1964