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L’Histoire Des Wagons-Lits

Hélène, Ed. Julliard.

mercredi 5 novembre 2008, par rixke

La rigueur de l’hiver sibérien a obligé le constructeur - les ateliers de Saint-Denis - à prévoir une double toiture, des parois renforcées avec doubles fenêtres et un chauffage poussé. De nombreuses portes coupent l’air froid. Pour se rendre du salon « panoramique » au salon central, il faut ouvrir vingt et une portes ! Dans l’un des fourgons, on aménagera une chaudière, une turbine à vapeur et, plus tard, une dynamo lorsque l’éclairage électrique aura remplacé le gaz.

Nos amis s’installent. Ils vont passer cinq jours dans cet hôtel roulant qui a pris des allures de club. Ils remarquent qu’un règlement est affiché dans chaque voiture. On lit, par exemple : « article 15. On parle français dans le train. Dans la bibliothèque, on peut avoir un dictionnaire français, russe, allemand, anglais et un recueil des conversations les plus utiles en français, en russe et en allemand. »

Quand on part pour un tel voyage, la conversation est une nécessité.

La présence des jeunes Français suscite la curiosité des autres voyageurs qui posent, en français, des questions sur Paris, la vie et les usages en France. Mais, justement, qui sont-ils, ces voyageurs pour la Sibérie ? Il y a beaucoup de fonctionnaires qui vont rejoindre leur poste, un banquier de Saint-Pétersbourg, qui a puisé dans les fonds de sa clientèle et que le tsar envoie « réfléchir » en déportation, sous une surveillance relative ; un ingénieur géologue, un commandant de navire qui va retrouver son bateau à Vladivostok, une mère et ses deux enfants qui vont à Tomsk.

Tous ont un point commun : ils parlent de la Sibérie comme d’une terre d’avenir. Il est question de pétrole, de mercure et d’or. Comme l’Amérique a conquis l’Ouest avec le Transcontinental, la Russie va domestiquer l’Est avec le Transsibérien.

Ils sont partis. Le tronçon le plus pittoresque du parcours est la traversée de l’Oural.

L’ingénieur géologue Kéthoudoff :

  • On appelle ces montagnes « le musée des minerais », car elles sont très riches en fer, en cuivre, en nickel, en platine. Tenez, vous voyez cette grosse borne ? C’est la frontière. Ici finit l’Europe, là commence l’Asie.

D’immenses steppes s’étendent à perte de vue, sans arbres. Notre jeune historien avoue que cette vision « est assez rare chez les écoliers français de seize ans ».

Très excités - on le serait à moins -, Marius Dujardin, Albert Thomas et leurs compagnons descendent à la gare de Slatoost, pour un geste historique ; ils foulent la terre asiatique puis achètent des objets en fonte. Les souvenirs, ce n’est pas cela qui manque.

Tcheliabinsk. C’est la tête de ligne officielle au début de la plaine. Une plaine ? Une steppe marécageuse puis l’épaisse forêt vierge, l’immense armée des long conifères sombres ; la taïga.

C’est un peu monotone. Heureusement, les gares offrent un spectacle inoubliable. Les paysans viennent offrir des œufs, très petits comme les poulets du pays, des koulabragni, ou galettes de viande hachée, des concombres, mais aussi des graines de tournesol et des cônes de cèdres dont les Russes grignotent les graines à longueur de journée et qu’on appelle chouchka. Offrir ces graines qui croquent sous la dent évite de parler. C’est pourquoi on a baptisé cet usage « conversation sibérienne ».

Mais Dujardin n’est pas emballé.

  • C’est un goût étrange, avoue-t-il.

Au buffet de Pétropavlosk, où ils sont descendus pour se dégourdir les jambes, Dujardin et Thomas sont perplexes : quel peut bien être ce plat ? Soudain, « dans le plus pur parler parisien », la tenancière leur dit :

  • C’est de la langue, messieurs, à 60 kopecks la portion.

Le sifflet du Transsibérien empêcha les élèves de savoir comment et pourquoi une Française se retrouvait gargotière le long de la voie héroïque. A Omsk, en bordure de la steppe de la Baraba, on croise un convoi arrêté sur une voie de garage.

Thomas demande au conducteur :

  • Ces wagons rouges à petites fenêtres carrées, qu’est-ce que c’est ?
  • Un train d’émigrants, Monsieur. Ils viennent d’Ukraine et vont coloniser les zones fertiles de Sibérie occidentale aménagées par l’Administration impériale, en particulier pour les céréales. Ils voyagent avec leur famille, leurs outils et du bétail.

    Pendant un moment, le luxe du Transsibérien côtoie la misère des voitures de quatrième classe pourvues d’une seule banquette le long des parois. C’est le train des moujiks.

Personne ne s’y attendait : il fait chaud en Sibérie ! 35° dehors, 30° dans le train. La salle de bains est fort appréciée. Un bain coûte 6 francs.

Dujardin : « Les ingénieurs qui ont construit la ligne ont voulu éviter absolument les travaux d’art ; le Transsibérien, ainsi que la plupart des chemins de fer russes, est trop fier pour passer sous des ponts : dessus, quelquefois ; dessous, jamais !

Quelques arches de huit cents mètres enjambent des fleuves impressionnants. Thomas récite :

  • L’Irtych : quatre mille deux cent quarante-huit kilomètres ; l’Obi : quatre mille deux cent trente kilomètres. Son bassin est le double de celui de la Volga.

Deux remarques de Marius Dujardin :

  • Nous arrivions aux gares aux heures fixées par l’horaire à une minute près, précision remarquable pour des trajets aussi considérables.

En effet...

Plus loin, il observe que les cantonniers servent de garde-barrière et qu’« une clause assez singulière de leur règlement les oblige, hommes ou femmes, à venir après le passage d’un train se placer immédiatement au milieu de la voie, la trompette d’une main, le drapeau rouge de l’autre pour faire honneur à l’express ». Et ils doivent rester ainsi « jusqu’à ce que le train ait disparu, ce qui est quelquefois fort long dans la steppe ». En effet... Le Transsibérien est un seigneur qui a droit à des égards.

Le 17 août à 5 h 30 du matin, quinze jours après le départ de Paris, les lauréats arrivent à Tomsk, ayant parcouru le quart du tour du monde.

A cet endroit, la plaine de Sibérie occidentale commence à s’élever en plateau oriental. Le service de luxe n’est pas exploité plus loin ; il s’arrête à la moitié du trajet total. En revanche, la voie est déjà presque au lac Baïkal, soit aux deux tiers.

L’œil est sans doute un peu naïf. Pour faire bonne mesure et pour qu’on puisse jouir d’un autre éclairage, nous irons puiser quelques impressions du journal de bord d’un citoyen anglais.

Vingt et un octobre, 19 heures du soir. Il quitte Moscou sous des trombes d’eau pour une terre « où peu d’Anglais ont jamais été, une région à peine connue du monde civilisé, une terre d’exil et d’horreur, la sauvagerie du froid, du vent et de la neige, un pays où les mois « qui entre ici laisse tout espoir derrière » conviendrait mieux que jamais... »

Vingt-trois octobre. Il se plaint de l’exiguïté de la voiture-restaurant, où il faut parfois attendre des heures pour un repas. Heureusement, un officier supérieur, le général Vogack, qui avait retenu une table pour lui et son aide de camp invite notre voyageur à s’asseoir. Il note : « tous les deux parlaient parfaitement anglais ce qui est sûrement un grand compliment. Avec un Chinois, secrétaire de la légation à Rome, la conversation est agréable quoique limitée ; sourires, hochements de tête, sourires.

Vingt-six octobre. Après l’Oural, il fait froid mais beau. Aux gares où les faciès asiatiques dominent, « le lait et la crème la plus délicieuse sont proposés par des femmes et des petites filles à des prix très bas ».

Vingt-neuf octobre. A 11 heures, on atteint Irkoutsk. La traversée du lac Baïkal - le plus profond du monde et l’un des plus vastes : soixante kilomètres de large - prend quatre heures à bord du brise-glace Baïkal. Pendant les grands froids, quand le lac est gelé, la traversée en traîneaux dure alors sept heures ! Rebonjour, Michel Strogoff ! En 1906, on ne traverse plus le lac, on le contourne. De l’autre côté, à Missovaïa, un autre train de luxe franchit les monts Lablonovyi. Il fait de plus en plus froid. La vapeur de la machine se congèle et tombe en neige.

Trente octobre. Voici le wagon-chapelle qui fait la navette sur cette portion de ligne, car il n’y a pas d’églises. L’Anglais est scandalisé : on trouve de la bière américaine au prix exorbitant de un rouble le quart. Il aperçoit un Mongol, avec une natte. Il en verra d’autres.

Trente et un octobre. Il voit des chameaux, des vrais, à deux bosses, et un cavalier qui tire à l’arc.

A Sretensk, on s’embarque sur un bateau qui descend l’Amour jusqu’à Khabarowska. Cela prend de sept à dix jours. Pour Vladivostok, il y a encore trente heures de train.

Notre Anglais, qui arrivera à Shanghai frais et dispos, le 6 novembre à midi, a noté qu’après le lac Baïkal, la nourriture s’améliorait, qu’il y avait une voiture-restaurant pour les fumeurs et une pour les non-fumeurs, qu’on entendait parler russe, anglais, français, japonais, allemand, chinois et... suisse. Il ajoute que les Allemands méprisaient les Russes, que les Russes haïssaient les Allemands mais que ; Dieu merci, les deux respectaient les Anglais. God save England ! Notre voyageur ne nous a pas tout dit. Il oublie, par exemple, que sur les cinq cent soixante-neuf gares, le train ne s’arrête que deux cent quarante-huit fois, ce qui est tout de même un record mondial. Ses arrêts durent de trois minutes à une heure, en moyenne quinze minutes. Il oublie aussi que le matériel est très en avance. Il y a des voitures de première classe (dix-huit lits), des mixtes - on ne mélange pas les sexes mais les classes - (vingt lits) et de deuxième classe (vingt-six lits). Il oublie encore de citer le personnel très nombreux où l’on trouvait notamment un électricien et un serrurier-ajusteur. Au total : dix-sept personnes sur chaque train. Où dorment-ils ? Dans le fourgon, seul le chef de train a droit à un compartiment et, dans un autre, on trouve quatre places pour le reste du personnel. Il n’y en a pas assez pour tout le monde. On y dort à tour de rôle. Alors, ceux qui n’ont pas de lit s’allongent où ils peuvent par terre... Le client est roi. C’est d’abord à lui qu’on songe.

En voici encore deux preuves. A chaque grande halte, un tableau résumant les nouvelles importantes du monde peut être consulté grâce à l’organisation télégraphique du New York Herald. La Sibérie n’était plus tout à fait une immensité désertique. A bord, on trouve un infirmier diplômé doté d’une pharmacie très complète. Dans les gares, un médecin peut être appelé. On peut sans risque jouer Tchaïkovski au piano, lire Tolstoï dans la bibliothèque où les volumes sont en quatre langues et, comme le personnage de Dostoïevski, jouer. Aux cartes, aux dominos, aux échecs. Les Britanniques apprécient particulièrement l’usage très répandu du thé, grâce à ces grosses bouilloires qui ont l’air d’une chaudière portative et que les Russes appellent des samovars. Soixante-quinze ans plus tard, a-t-on fait mieux pour le confort et la sécurité des voyageurs ? Ce n’est pas sûr. La grande époque du Transsibérien se situera à la veille de la guerre. Le 13 mai 1914, la jonction directe « sans rupture de charge » (sans changement de voiture) est réalisée entre Moscou et Vladivostok. Distance : huit mille six cent quatre-vingt-deux kilomètres - pardon ! huit mille cent trente-six verstes. Des améliorations sensibles ont réduit la durée du trajet. De Paris à l’autre bout de l’Asie : neuf jours et demi. Les correspondances, d’une part vers Yokohama et Tokyo (Paris-Tokyo : quatorze jours), d’autre part vers Shanghai et Pékin (Paris-Pékin : douze jours) tissent une nouvelle toile d’araignée entre les hommes. L’Europe et l’Asie ne sont plus deux continents qui s’ignorent.

Répétons-le, au risque d’être taxé de chauvinisme : nous devons tout cela à Georges Nagelmackers. Quand nous allons à Florence, ou à Nice, en couchette ou en T2, c’est grâce à lui. Et pourtant...

Pullman est dans le dictionnaire, sous forme de nom commun. C’est la vraie gloire. Nagelmackers n’y figure pas, pas même son nom propre. C’est injuste. L’un et l’autre se partagent le titre de pionnier du confort sur rail. Toutefois, le Belge a quelque chose en plus, le sentiment fédéral d’une Europe organisée telle que, bien plus tard, un Jean Monnet ou un Robert Schuman en auront la vision prémonitoire.

La moralité que tire l’auteur de « Sleeping Story » n’est pas faite pour nous déplaire.

Ceux qui avaient annoncé la mort du train se sont heureusement trompés. Ceux qui avaient prédit le déclin du wagon-lits à cause de la vitesse dans les airs et même sur rail au point de raccourcir la nuit n’ont pas tenu compte des constantes améliorations. L’air conditionné, l’insonorisation, une étonnante souplesse de traction et des prix étudiés ont attiré de nouveaux voyageurs.

En 1974, pour la première fois sur le réseau français, le chiffre d’un million de voyageurs en wagons-lits a été dépassé.

En 1975, ce chiffre est supérieur, comme il l’est dans toute l’Europe. Tous les soirs, neuf mille personnes décident de marquer une pause, un entracte dans la hâte et la précipitation. Ils se livrent sans hésitation au repos forcé et à l’immobilité bercée, candidats volontaires à la recherche du temps perdu

« Après le cheval, le bateau, la voiture et l’avion, les wagons-lits complètent l’aventure palpitante d’un siècle de progrès ».

Une aventure que Jean des Cars nous narre de façon divertissante. Et pour tant il n’est pas sûr que ce soit réelle ment un livre à lire dans le train : il vaut mieux que cela.


Source : Le Rail, juillet 1977