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La gestion des marchandises par ordinateur

M. Gochet.

mercredi 26 décembre 2012, par rixke

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 Le transport des marchandises par chemin de fer.

Le chemin de fer est un moyen de transport très différent de ses concurrents.

Lorsque le chargement d’un camion est terminé, le chauffeur se met au volant et le conduit à destination en utilisant l’infrastructure routière publique. Il en va de même de la péniche que le marinier dirige à travers le réseau des voies navigables jusqu’au quai de déchargement. Dans ces deux cas l’unité de transport se confond avec l’unité de chargement.

Par contre, le wagon chargé ne circule pas seul ; il doit être accouplé à un certain nombre d’autres wagons pour former un train que remorque une locomotive : l’unité de chargement est le wagon, l’unité de transport est le train.

C’est dans cette différence fondamentale que résident à la fois la force et la faiblesse du chemin de fer. Sa force : quel est, en effet, le moyen de transport susceptible de se mesurer au train qui, sous la conduite d’un seul homme, transporte 1 000 à 1 500 tonnes, en toute sécurité, quelles que soient les conditions atmosphériques, à des vitesses de 60 à 80 km/h sinon plus, avec une consommation d’énergie - non polluante - aussi faible ?

Sa faiblesse : le temps perdu dans les escales en attente de correspondance réduit la vitesse commerciale des wagons et allonge leur durée de rotation [1] ; les nombreuses manœuvres de formation des trains nécessitent des installations ferroviaires complexes et coûteuses et une main-d’œuvre importante.

Le chemin de fer est donc tout naturellement conduit à favoriser les transports de masse qui permettent de constituer des trains complets circulant sans modification de composition du point de chargement au point de déchargement ; c’est le cas, par exemple, des combustibles entre les charbonnages et les centrales électriques et les cokeries, des minerais entre les ports et les industries sidérurgiques, des conteneurs entre les ports et les grands terminaux de dispersion...

Dans ces cas, les trains échappent aux triages, la rotation des wagons est plus rapide, le rendement des engins de traction est meilleur, les installations terminales souvent largement automatisées fonctionnent avec un personnel réduit.

Le chemin de fer doit toutefois accepter de transporter les marchandises qui lui sont présentées en quantités plus réduites et qui ne permettent de charger qu’un seul wagon - ou quelques wagons - pour une destination donnée.

Ces transports dits « en wagons isolés » constituent d’ailleurs encore une part importante de son activité et il doit s’organiser pour les assurer dans les meilleures conditions.

 Organisation du transport

Etant donné que ces transports peuvent surgir à tout moment, en n’importe quel point de chargement du réseau et pour n’importe quelle destination, l’organisation la plus efficace paraît être la confection d’un Plan de Transport permanent que tout cheminot, intervenant dans le trafic des marchandises, connaît et est en mesure d’appliquer sans autre directive. Ce plan de transport règle en particulier :

  • l’itinéraire qui sera suivi par le wagon et les escales où il passera d’un train à l’autre ;
  • l’horaire de ces trains ;
  • les mesures à prendre pour le retour du wagon vide s’il ne trouve pas, sur place, après déchargement, une nouvelle utilisation.

Ce plan est établi pour un trafic moyen. Les fluctuations du trafic, dans l’espace et dans le temps, peuvent le rendre « trop juste » à certains endroits (des wagons doivent alors attendre le train suivant ou la mise en route d’un train supplémentaire) et « trop large » à d’autres (les trains roulent avec une charge réduite et le rendement des locomotives diminue). Il faut donc constamment ajuster le Plan de Transport, lui donner des « coups de pouce » judicieux visant à l’adapter sans cesse au trafic.

Cette adaptation - qui est la fonction essentielle du Centre de Gestion du Trafic des Marchandises de la SNCB (CGTM) - doit se faire avec une parfaite connaissance de tous les transports en cours. Cette connaissance postule des moyens d’information, de mémorisation, d’analyse et de décision qui dépassent les possibilités humaines et qui justifient l’intervention de l’ordinateur.

 Rôle fondamental de l’ordinateur

Dans cette application - que les spécialistes qualifient « en temps réel » parce que, contrairement aux applications administratives classiques, l’ordinateur traite l’événement dès qu’il se produit et est sur la brèche 24 h sur 24 - l’ordinateur vient à l’aide de l’homme en lui apportant :

  • une capacité énorme de mémorisation ;
  • une vitesse d’opération très élevée ;
  • la faculté particulièrement développée d’effectuer à très grande vitesse, selon des schémas qui lui ont été fournis à l’avance, des raisonnements logiques rigoureux conduisant à des décisions.

Il va de soi que l’homme conserve, en dernier ressort, la décision finale. Son intelligence et ses facultés de jugement lui permettent d’interpréter les propositions de décisions qui lui sont fournies en tenant compte des critères et contraintes parfois très importants mais impondérables, qu’il n’a pas été possible d’introduire dans la « logique de raisonnement » de la machine.

 La structure du système adopté par la SNCB

Parmi les réseaux qui cherchent à introduire l’ordinateur dans la gestion quotidienne du trafic des marchandises, deux écoles s’affrontent.

La première préconise la centralisation totale : un ordinateur de très forte puissance - doublé d’un appareil identique à titre de secours - est relié par un réseau de télécommunications très développé à tous les points-clés du réseau ferroviaire. Il reçoit de façon continue un flux très dense de données élémentaires, les contrôle, les classe, les traite et renvoie vers le réseau toutes les informations utiles. Ce système possède les avantages inhérents à toute organisation centralisée : bon rendement des équipements centraux, surveillance plus aisée et meilleur contrôle du fonctionnement de l’ensemble. Par contre il se révèle particulièrement rigide en face de situations mouvantes.

L’autre école est en faveur d’un système décentralisé à plusieurs niveaux : chacun de ceux-ci est pourvu d’un équipement adapté aux besoins de la zone qu’il contrôle ; il traite en détail les informations qui le concernent directement et transmet vers les niveaux supérieurs les seules données dont ceux-ci ont l’usage. Cette solution est plus souple et moins vulnérable aux incidents que la solution précédente. Elle gagne pour le moment du terrain sur celle-ci, grâce au développement, au cours de ces dernières années, des « mini-ordinateurs ». La SNCB a, pour sa part, choisi la solution décentralisée et procède en quelque sorte à une « régionalisation informatique » en installant des ordinateurs dans les principales gares de triage qui sont les nœuds vitaux du réseau pour le transport des marchandises.

Le système complet comprendra, lorsqu’il sera terminé :

  • au niveau des gares de chargement et de déchargement : 600 téléimprimeurs classiques installés dans une centaine de gares et destinés à l’introduction des données et à la réception des messages.
  • au niveau des gares de triage : 12 ordinateurs (ou calculateurs électroniques) chargés de la gestion des zones que ces gares de triage desservent et qui correspondent sensiblement aux principales zones industrielles et portuaires des pays.
  • au niveau central : un ordinateur de grande puissance (complété par un second appareil normalement affecté à d’autres tâches mais prêt à prendre rapidement le relais en cas d’incident) recevant, des triages, toutes les données nécessaires à l’échelle du réseau et en relation directe avec les Bureaux Centraux chargés de la gestion du trafic des marchandises.

De nombreux détails techniques pourraient être donnés sur les équipements mis en œuvre, sur le développement du réseau de télécommunications réalisé à cette occasion, sur la programmation des appareils et sur un certain nombre de solutions originales - propres à la SNCB - inventées sous la pression des nécessités ; il faudrait malheureusement y consacrer plusieurs numéros successifs du RAIL ! Une documentation technique très complète est de toute façon à la disposition de ceux qui le désirent et auxquels les photos qui illustrent cet article donneront peut-être le goût d’en savoir davantage.

 L’ordinateur modifie les méthodes de travail.

Lorsqu’une nouvelle organisation se met en place, la réaction instinctive de chacun est de s’interroger : « En quoi suis-je concerné ? » « Quelles modifications cela va-t-il apporter dans mon travail quotidien ? Quel avantage vais-je en retirer ? »

En l’occurrence, il faut considérer ici séparément les 3 niveaux intéressés.

Au niveau de la gare de chargement et de déchargement :

L’agent de gare, utilisant à cette fin le téléimprimeur mis à sa disposition doit informer avec soin l’ordinateur-Triage dont il dépend, de toutes les opérations qu’il effectue : modification de composition de train de desserte, dépôt et enlèvement de wagons dans les raccordements, expéditions de nouveaux transports... En contrepartie, l’ordinateur lui fournit les documents de travail dont il a besoin (bordereaux de train, bulletin de triage, listes diverses...) et l’aide dans les recherches et dans la solution des litiges éventuels. Un véritable dialogue s’établit entre l’agent de gare et l’ordinateur régional ; ce dernier est, en quelque sorte, un secrétaire parfait doué d’une mémoire infaillible, fournissant rapidement ce qu’on lui demande, classant les archives avec soin et étant en mesure de les consulter ultérieurement.

Le langage utilisé pour converser avec ce secrétaire est simple, toute erreur de forme ou de fond est détectée et signalée à l’agent sans qu’il en soit pénalisé ; des variantes nombreuses permettent l’adaptation aux particularités locales des gares.

Au niveau des gares de triage.

Les agents qui travaillent dans les divers postes de la gare de triage dialoguent également avec l’ordinateur régional et en reçoivent tous les documents utiles.

En outre, pour le dirigeant de la gare, les états et statistiques mis à sa disposition lui permettent d’en apprécier le rendement de façon très complète, sans devoir faire procéder manuellement à des compilations fastidieuses de documents.

Si les avantages retirés du système à ces deux niveaux ne suffisent pas à eux seuls à le justifier, ils n’en sont pas moins sensibles pour le personnel dont les conditions de travail sont améliorées.

Au niveau central.

Celui-ci est véritablement le grand bénéficiaire de l’introduction de l’ordinateur. Il en reçoit en effet une aide efficace dans le problème fondamental de l’adaptation du Plan de Transport aux fluctuations du travail ; il en tire également avantage dans d’autres domaines tels que :

  • la répartition du matériel vide vers les points de chargement ;
  • l’information de la clientèle ;
  • la gestion technique du parc des wagons et, en particulier, l’envoi en révision.

La différence fondamentale réside dans le fait que l’information, jadis obtenue avec effort (par téléphone, par dépouillement de documents...), de façon incomplète et souvent tardive, est maintenant instantanément disponible, en abondance ; le problème est dans le choix de l’information significative, dans la définition du « Tableau de bord » du dirigeant. Autrefois, la capacité limitée de l’homme nécessitait une organisation cloisonnée où la tâche de chacun était strictement délimitée et dans laquelle les contacts latéraux étaient difficiles ; aujourd’hui, l’ordinateur permet à chacun d’avoir accès à la totalité des informations (à la « Banque des données » selon la terminologie des informaticiens), les cloisons sautent et la répartition des tâches devient fonctionnelle.

Cette mutation est psychologiquement difficile et doit être faite en souplesse afin de ne pas susciter des oppositions irraisonnées et sentimentales néfastes.

 Etat d’avancement et perspectives d’avenir.

La mise en place d’une nouvelle organisation informatique à l’échelle d’un réseau est une œuvre de longue haleine et pendant une très longue période, aucun événement spectaculaire ne se produit.

Depuis que le Conseil d’Administration de la SNCB a marqué son accord, fin 1970, sur le projet qui lui était présenté à l’issue de l’expérience faite à Anvers, Ronet et Stockem, il a fallu, sur le plan technique :

  • aménager les bâtiments destinés à héberger les ordinateurs-Triage ;
  • compléter le réseau de télécommunications et installer les téléimprimeurs ;
  • adapter les installations de fourniture de l’énergie électrique ;
  • installer les ordinateurs et les mettre au point.

Par ailleurs, sur le plan informatique, il a fallu analyser les besoins à tous les niveaux en accord avec les utilisateurs futurs, en déduire l’organisation des programmes de fonctionnement des ordinateurs, écrire et tester longuement ceux-ci.

Tous ces travaux approchent de leur terme et la formation du personnel est entamée dans certaines gares. Les deux prochaines années verront la mise en service progressive du système et les premières applications concrètes au niveau central.

 Conclusion.

La SNCB, comme la plupart des autres réseaux ferroviaires, s’est engagée dans la réalisation d’un système moderne de gestion centralisée du trafic des marchandises qu’elle juge indispensable à la bonne gestion de l’entreprise.

La solution adoptée a été choisie en tenant compte des particularités du réseau et du trafic et avec le souci de laisser le maximum d’initiative au personnel des gares.

Elle en escompte des avantages directs, sous la forme, essentiellement, d’une meilleure utilisation des wagons, des locomotives et des installations, et des avantages indirects résultant de l’amélioration de la qualité du service offert à la clientèle. Cette qualité de service est, en définitive, la raison d’être du chemin de fer et justifie les efforts faits par les cheminots en vue de tirer parti de toutes les possibilités qu’offre l’Informatique moderne.


Source : Le Rail, décembre 1974


[1voir « Le Rail » n° 193 de septembre 1972.