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La genèse du rail belge II

Paul Pastiels.

mercredi 6 février 2013, par rixke

Communément, lorsque l’origine des chemins de fer belges est évoquée, la mémoire collective s’arrête au 5 mai 1835 - date de l’inauguration officielle au trafic « voyageurs » du tronçon Malines - Bruxelles. Après avoir introduit quelque peu le sujet [1], nous allons aborder aujourd’hui l’action plus méconnue des promoteurs de nos chemins de fer.

En ce début du XIXe siècle, un important trafic vers les régions rhénanes transite par le port d’Anvers, l’Escaut, les eaux intérieures hollandaises et le Rhin. Une communication fluviale directe entre Anvers et le Rhin s’avère nécessaire, d’autant plus que les Pays-Bas, par mesures de représailles suite à la proclamation de l’indépendance de la Belgique, peuvent entraver à leur gré la navigation sur leur territoire. L’idée de créer une voie ferrée d’Anvers à Cologne naît donc du besoin d’échapper à cette lourde menace. L’inquiétude gagne peu à peu les centres commerciaux et industriels : ceux de Liège, en particulier. Voilà pourquoi, le jeune Etat belge se décide promptement, le roi Léopold 1er en tête, à se lancer dans l’aventure du chemin de fer !

 Les projets « Simons et De Ridder »

Fort de l’enthousiasme, de l’appui et de la ferme opinion du souverain quant à la question ferroviaire, le ministre de l’Intérieur Charles Rogier - qui avait aussi dans ses attributions le département des travaux publics - ordonna le 24.08.1831 des études pour établir un chemin de fer entre Anvers, la Meuse et le Rhin. Cet arrêté ministériel sera le premier acte administratif ayant un rapport direct avec l’établissement du rail en Belgique.

Pierre Simons et Gustave De Ridder, ingénieurs des Ponts et Chaussées, furent chargés de cette mission. Ils remirent leurs premières conclusions en octobre 1831 : leur projet consistait à relier Anvers à Maestricht, ville que l’on supposait encore devoir faire partie intégrante du territoire belge. Mais le Traité des XXIV articles, du 15.11.1831, provoqua le partage du Limbourg. Le tracé préconisé s’en trouva modifié et les ingénieurs précités introduisirent un nouvel avant-projet le 10.03.1832, fort de 102 pages et de 8 cartes détaillées, selon lequel la voie ferrée à créer devait être dirigée d’Anvers vers Cologne, en passant par Diest, Tongres, Visé, Moresnet, Aix-la-Chapelle, avec un embranchement vers Liège.

Le 21.03.1832, un arrêté royal autorisa le ministre de l’Intérieur à mettre en adjudication la concession à perpétuité d’un chemin à ornières de fer, à établir entre Anvers et Liège. Le chemin adopté devait partir des bassins d’Anvers, traverser la Nèthe entre Duffel et Lierre, passer à Diest, franchir par un plan incliné les hauteurs du plateau de la Kerck, passer près de Tongres et descendre dans la vallée de la Meuse au moyen d’un tunnel (long de 1 700 m) pour aboutir à Liège, quai St-Léonard.

Selon le cahier des charges, déjà très élaboré pour l’époque, l’écartement des voies était fixé à 1 m50, les rails devaient peser 17 kg par mètre et des coussinets en fonte de 5 kg devaient être placés tous les 90 cm. Les supports étaient soit des dés de pierre, soit en bois de chêne. La charge par essieu des voitures, chargement compris, ne pouvait excéder 4 t. Le montant du coût global était estimé par les ingénieurs à 10 542 367 F...!

Mais cette adjudication n’eut pas lieu, car des doutes s’élevèrent notamment au sein de la Chambre des Représentants, sur la question de savoir si, oui ou non, le Gouvernement était investi du droit de concession. D’autre part, un projet formé par une compagnie financière pour établir un chemin de fer entre Anvers et Bruxelles n’eut pas plus de succès.

Malgré la mise en veilleuse du projet, l’idée nouvelle poursuivait son chemin et gagnait chaque jour du terrain. Ainsi, la Commission Supérieure d’Industrie et de Commerce présenta spontanément un mémoire, daté du 08.03.1833, relatif à l’établissement d’une voie ferrée entre Anvers et la Prusse. Charles Rogier, ardent défenseur des chemins de fer, fit publier immédiatement ce mémoire au « Moniteur » du 15.03.1833.

Conjointement, il convoqua Simons et De Ridder et prit plus ample connaissance de leur projet, remanié et complété par des études ultérieures, effectuées sur le terrain. Le 17.05.1833, une commission spéciale - composée d’ingénieurs des Ponts et Chaussées et présidée par Rogier - émit l’avis que les travaux devaient être exécutés au compte de l’Etat et que la direction par Malines, Louvain, Liège et Verviers était la plus intéressante pour la route d’Anvers à la Meuse et vers Cologne. Lors de son discours du Trône, le 7 juin suivant, le roi Léopold 1er recommanda « à l’attention et au patriotisme des Chambres le projet de grande communication de la mer et de l’Escaut à la Meuse et au Rhin, que réclament les besoins et les vœux du pays tout entier. ».

Deux semaines plus tard, Charles Rogier présenta à la Chambre des Représentants un projet de loi pour l’établissement d’un chemin de fer partant de Malines en direction de Verviers, avec embranchements vers Bruxelles, Anvers et Ostende. Après discussion, la Chambre amplifia encore les dispositions contenues dans le projet présenté par le Gouvernement et sa commission centrale rédigea un rapport déclarant notamment que :

  • La Belgique a impérieusement besoin d’une communication libre et indépendante de ses ports de mer vers la Meuse et le Rhin, que cette liaison est indispensable et urgente au commerce et à l’industrie, mais qu’elle est aussi de nature à exercer une influence politique salutaire ;
  • Qu’il est préférable de choisir la voie de fer contre la voie d’eau ;
  • Que cinq commissions sur six, dont la commission centrale, ont adopté la direction par Malines, Louvain, Liège et Verviers à laquelle le Gouvernement s’est arrêté, que l’embranchement de Malines à Bruxelles était adopté avec le souhait qu’il soit prolongé au sud jusqu’à la frontière française, que par une bonne justice distributive, Ostende, Gand et les Flandres bénéficient d’embranchements, de même que les bassins industriels de la Meuse, de la Vesdre et du Hainaut.
l’ingénieur Simons

La formule finale du projet relative au tracé fut ainsi libellée : « Il sera établi immédiatement dans le royaume un système de chemin de fer, ayant pour point central Malines et se dirigeant à l’est vers la frontière de Prusse par Louvain, Liège et Verviers, au nord sur Anvers ; à l’ouest sur Ostende par Termonde, Gand et Bruges, et au midi sur Bruxelles et vers les frontières de France » [2].

 La loi du 1er mai 1834

Le projet de loi prenait donc de vastes proportions. Il fut à l’ordre du jour de la Chambre des Représentants à partir du 11.03.1834, dès que Charles Rogier eut obtenu l’assurance du gouvernement prussien de la construction du chemin de fer de Cologne à la frontière belge. La discussion s’étendit sur 17 séances, du 11.03.1834 au 28.03.1834, et 35 membres sur 102 y prirent part : c’est assez dire que toutes les opinions furent développées et chaudement soutenues. C’était aussi la première fois sur le continent qu’une assemblée législative devait se prononcer, à propos de chemin de fer, sur une question d’ensemble (prévisions des dépenses, tarifs, exécution des travaux par voie de concession ou par l’intervention de l’Etat, aspects techniques, ...).

M. Hélias d’Huddeghem combattit le projet : « En substituant pour le transport, des agents mécaniques aux hommes et aux animaux, il y aura beaucoup d’hommes inoccupés, on élèvera beaucoup moins de chevaux, on nuira à l’agriculture, au cabotage, aux bateliers des canaux, aux éclusiers, aux tireurs de bateaux, on mettra des milliers d’ouvriers sur le pavé »... !

M. Dumortier appuya le projet mais en taxant Charles Rogier de mégalomanie : « M. Rogier fait du vote du chemin de fer une question d’honneur. Il veut sans doute qu’on dise la voie rogérienne comme on disait jadis la voie appienne »... ! M. Eloy de Burdinne contesta l’utilité du chemin de fer pour l’agriculture : « celui-ci aidera tout au plus au transport des produits de quelques fermiers voisins de la route. Encore, le lait, en arrivant, sera du lait battu ! ». Et M. De Robaulx d’ajouter : « Et les œufs arriveront en omelette » !

Selon M. Gendebien : « Le Hainaut ne souffrira pas qu’on le ruine au profit de la province de Liège ».

Les avantages politiques et commerciaux du projet trouvèrent d’éloquents interprètes en MM. Rogier et Nothomb. La question la plus controversée était toujours celle du mode d’exécution. Le meilleur soutien au projet fut apporté par de Baillet-Latour : « Hâtons-nous, messieurs, de mettre la dernière main au projet de loi qui vous est présenté ; c’est un beau monument national qui, seul, peut servir de complément à l’indépendance de la Belgique. Prouvons à l’Europe que la Belgique est digne d’être admise au rang des nations. La France, l’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne ont les yeux ouverts sur l’entreprise que nous combinons en ce moment. L’Allemagne, la Prusse surtout, suivent avec attention les pas que nous faisons vers l’achèvement de cette œuvre. C’est principalement de ce côté que notre route en fer aura une grande influence politique. Regardée jusqu’à présent comme un brandon de discorde... la Belgique, avec sa neutralité, finira par être considérée sous son véritable point de vue, comme un gage de paix en Europe. Le chemin de fer d’Anvers et d’Ostende à la Prusse sera notre diplomate le plus persuasif... ! ». La Chambre décida, par 56 voix contre 28, que les routes en fer seraient construites par l’Etat.

Le Sénat, malgré son âge, n’adopta pas un train de sénateur quant à l’examen dudit projet de loi : il se montra même plus progressiste et plus expéditif. Ainsi, huit séances suffirent, du 22 au 30.04.1834. Il est vrai que les Chambres se réunissaient alors tous les jours de la semaine et que chaque parlementaire possédait un « pied-à-terre » dans la capitale. D’ailleurs, à en croire un critique de l’époque, ce fut un des seuls reproches à faire au rail que d’avoir permis aux parlementaires de rentrer tous les jours chez eux : ce qui les fit succomber à la tentation d’abréger les séances... !

Finalement, la loi fut promulguée le 1er mai 1834 en ces termes [3] :

  • « Art. 1er. Il sera établi dans le royaume un système de chemins de fer ayant pour point central Malines, et se dirigeant, à l’Est vers la frontière de Prusse par Louvain, Liège et Verviers ; au Nord par Anvers ; à l’Ouest sur Ostende par Termonde, Gand et Bruges, et au Midi sur Bruxelles, et vers la frontière de France par le Hainaut.
  • Art. 2. L’exécution sera faite à charge du trésor public et par les soins du Gouvernement.
  • Art. 3. Les dépenses de cette exécution seront couvertes au moyen d’un emprunt qui sera ultérieurement réglé par une loi.
  • Art. 4. En attendant la négociation de l’emprunt, il est ouvert au Gouvernement un emprunt de 10 millions, qui sera couvert en tout ou en partie par l’émission de bons du trésor aux conditions de la loi du 16 février 1833.
    Les avances ou les bons du trésor seront remboursés sur les premiers fonds de l’emprunt.
  • Art. 5. Les produits de la route provenant des péages qui devront être annuellement réglés par la loi, serviront à couvrir les intérêts et l’amortissement de l’emprunt, ainsi que les dépenses annuelles d’entretien et d’administration de la nouvelle voie.
  • Art. 6. Avant le 1er juillet 1835 et d’année en année, jusqu’au parfait achèvement des travaux, il sera rendu un compte détaillé aux Chambres de toutes les opérations autorisées par la présente loi.
  • Art. 7. A dater de l’ouverture du chemin de fer entre Liège et Anvers, le péage sur les canaux du Hainaut sera réduit au taux du péage à établir sur le chemin de fer, par tonneau et par kilomètre. »

Cette loi, dont on fête le 150e anniversaire au moment de la grande restructuration de notre réseau ferré, consacre donc, de façon solennelle et définitive, la jonction de l’Escaut et de la mer à la Meuse et au Rhin. Mais le projet primitif a subi de nombreuses modifications avec pour résultat l’extension du réseau à construire et ... des dépenses. Plus tard, la loi du 26.05.1837 apportera encore de nombreux développements au système décrété le 01.05.1834. Mais c’est déjà une autre histoire ... !


Source : Le Rail, mai 1984


[1P. Pastiels - Le Rail (avril/1984)

[2A. De Laveleye - « Histoire des 25 premières années des chemins de fer belges », (1862)

[3E. Perrot - « Des Chemins de Fer belges », (1844)