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Le factionnaire

S. Ville.

dimanche 25 avril 2021, par rixke

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Du train, on aperçoit parfois, découpée en relief sur le haut d’un talus, en bordure de la ligne, une silhouette isolée, noire et immobile. Il arrive qu’un rayon de lumière fasse scintiller un instant l’embouchure cuivrée d’un cornet d’alarme, serré dans la main droite de l’homme, tandis que son bras gauche se replie autour d’un drapeau rouge, enroulé sur sa hampe.

L’immensité vide des champs proches, le cadre de ciel qui l’enveloppe, l’esseulent davantage et révèlent tout de suite le sens aigu de sa présence : c’est une vigie ! Le factionnaire veille sur la sécurité de ses camarades, dont le groupe laborieux s’affaire, là, en contre-bas, à la réfection de la voie. Il sait le poids de sa responsabilité et le prix si cher des vies confiées à sa vigilance. Son regard scrutateur, régulier comme un métronome, balaie sans fin toute la ligne, d’un bout à l’autre. Rien ne le distrait ; ni le cri d’un oiseau, hachant d’un envol saccadé le ciel de la tranchée, ni la plainte gémie sans trêve par le caténaire vibrant, ni la voix forte des chefs poseurs rythmant le travail des brigades. Rien. Sa pensée même s’accroche au fil du rail et se concentre dans une interrogation, unique et sempiternelle : « Le train ? »

Nul bruit, nul signe ne l’a encore décelé aux poseurs au travail, ce bolide qui surgit là-bas, si loin que la vue porte ; nul avertissement ne vient encore des rails inertes. Le factionnaire, lui, l’a vu. Un coup de cornet, automatique, incisif, impérieux, déchire la calme rumeur ambiante ; l’équipe, d’un seul réflexe, se relève et se range rapidement, hors d’atteinte du convoi, qui fonce de toute sa vitesse implacable, passe et s’enfuit dans un courant d’air vrombissant, où flottent des brindilles et tournoient des feuilles sèches, happées dans une vaine poursuite.

Et durant ce temps, le factionnaire a détourné son regard de la rame qui disparaît pour observer l’autre sens de la ligne : un train peut survenir de ce côté au même moment et surprendre les camarades. La vigie sait que ses compagnons comptent sur elle ; elle le sait et elle ne l’oublie pas. Elle guette, elle guette inlassablement parce que c’est sa mission de veiller et de voir pour les autres.

Humble travailleur, si souvent raillé pour ton semblant d’inactivité, qui dira les crispations anxieuses de ton cœur lorsque, sourd à ton coup de cornet ou simplement réticent par zèle, un homme s’attarde dangereusement dans la voie ? Qui décrira tes luttes intérieures contre l’envahissement insidieux de la lassitude ? Qui plaindra tes membres raidis dans la froidure et la brume des mauvais jours, tes oreilles nues mordues âprement par la bise, tout ton pauvre corps recuit dans son immobilité par le soleil d’été ?

C’est à peine si quelques-uns parmi tes commensaux croiront vraiment à la fatigue de tes ingrates fonctions ! Pour le voyageur qui passe... tu ne fais rien !

Moi, qui te connais bien, je pense souvent à tes lourdes responsabilités et à tes longues heures de garde monotone ; j’admire sans réserve ta vigilance infaillible et je te salue avec respect, camarade factionnaire, comme l’indispensable et fidèle gardien du bonheur au foyer de nos travailleurs de la voie.


Source : Le Rail, février 1958