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Au pays de Kalmthout-Heide

R. G.

jeudi 25 novembre 2021, par rixke

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II y a de cela environ deux cent cinquante ans, la presque totalité de la Campine était couverte de forêts touffues et sauvages, semées d’innombrables marécages. L’homme n’habitait guère ces lieux, sinon quelques bergers loqueteux qu’accompagnait l’inévitable chien fidèle, et de faméliques bûcherons qui tiraient des « mastentoppen », fruits des conifères, une large part de leur pitoyable subsistance. Ces pauvres hères, frustes et ignorants, vivaient dans la crainte perpétuelle des brigands. Remacle le Loup, dans son livre « Les Délices du Pays de Liège », affirme, non sans quelque exagération, bien sûr, qu’on y assassinait impunément tout voyageur qui avait la témérité d’aborder cette région. Quant à Voltaire, qui la visita en compagnie de Mme du Châtelet, en juin 1739, il n’en gardera pas, lui non plus, un souvenir chaleureux : « Nous voici maintenant en fin fond de Barbarie... écrivait-il à une amie. Si Mme du Châtelet demeure longtemps dans ce pays-ci, elle pourra s’appeler la reine des sauvages. »

Les temps, heureusement, ont changé. La terre primaire s’est couverte de canaux, de rails, de gares, de routes, de charbonnages ; en quelque cinquante années, elle a vu sa géographie retournée, bouleversée par le génie de l’homme. Mais la Campine n’est pas morte, pas entièrement, du moins, et ceci pour la plus grande joie du touriste, de l’artiste, du rêveur. Comme les hautes Fagnes, cette région-sœur, avaient échappé à l’asphyxie d’un boisement inconsidéré en se constituant une Réserve naturelle, ainsi la Campine, menacée, elle, du déboisement, instaurait sa propre Réserve, et, par là, se sauvegardait. Ce jardin sauvage, dernier témoin d’une terre multimillénaire, et vaste de plusieurs milliers d’hectares, s’étend au nord de la Belgique, de Kalmthout-Heide à la frontière hollandaise.

Jardin sauvage, ensorcelant – et tellement méconnu ! Oui, bien peu de touristes l’ont visitée, cette étonnante Campine. Combien, fuyant leur région, leur pays, ont cherché sous des ciels étrangers cet idéal du Voyage qu’ils n’ont point eu la sagesse de découvrir à la portée de leurs yeux ! Et pourtant, ce n’est point une contrée perdue : la ligne internationale de chemin de fer de Bruxelles à Amsterdam la traverse dans sa hauteur, et les plus charmantes gares du monde se sont échelonnées sur ses bords. Et pourtant, elle est toute proche, oui, à votre main, cette extraordinaire terre de vacances. Mais puisque le rail nous invite, pourquoi tarder encore ? Partons donc pour cette Réserve campinoise !

Vous avez quitté Bruxelles à bord d’un « express » claironnant, et, quelque trente minutes plus tard, le temps de lire les bandes illustrées du journal, vous entrez dans la métropole anversoise. Impatient, un « banlieue » vous attend sur une voie voisine. Coup de sifflet ; dans un doux balancement de navire, le train s’ébranle vers le nord. Et vous voici reparti. Le ciel est clair, et fraîche la brise ; la journée sera belle, vous a promis le chef garde. Vous rouvrez votre journal, vous vous lancez dans votre feuilleton policier. Mais vous ne saurez pas qui a tué Jenny, car, au suprême moment, le train pénètre en gare de Heide. Vous êtes aux portes du jardin merveilleux.

Vous oubliez Nimbus, vous oubliez Jenny ; et commence la belle aventure. Un petit chemin de terre brune, souple à ravir, vous emporte dans un délicieux brouillamini de sous-bois. Puis, tout à coup, recule la sylve. Alors, dans la surprenante complexité de ses décors, le Jardin se déroule devant vous.

Multiple, en effet, ce visage de la Campine anversoise. Car, ici, la terre vit en communion intime avec l’eau : la dune voisine avec le bois de hêtres, les « mœrs », ces fagnes flamandes, avec le mûrier et l’érable, le ruisseau avec la lande. Interrogez le sol : la coquille pétrifiée vous dira qu’il y a quinze mille ans, la mer s’est retirée de cette plaine, abandonnant dans sa retraite une flore et une faune mystérieuses. Vous confiera, le pin, qu’il descend de cette forêt charbonnière que les Anciens rattachaient à l’Arduenna Sylva de César, lesquelles n’étaient d’ailleurs que des fragments de cette formidable forêt hercynienne qui recouvrit, aux âges néolithiques, la presque totalité de l’Europe, de l’Erzgebirge à l’Escaut. Et chantera la fleur fanée, la petite plante qui est la reine de cette région : « Moi, je suis la bruyère, et je n’ai point d’histoire, du moins, ne m’en connais. Un jour, m’ont dit mes sœurs, le vent nous apporta ici, et, tels les grains du rivage, nous nous sommes multipliées. Les gens de ce pays nous appellent »heide« , et je crois bien qu’ils nous aiment, puisqu’ils ont donné notre nom au village où ils vivent » [1].

Brûlante aux jours d’été, riche alors de toute la force de sa sève, de la maturité de sa flore, jamais, pourtant, comme en ce début d’octobre, la Campine n’atteint une telle splendeur. C’est le temps où, dépouillés de leur verte et uniforme jeunesse, le chêne, le bouleau, le hêtre et les pins [2] se parent d’une gamme inouïe de coloris. Les dunes ont revêtu une teinte safran pâle, et les champs de bruyères semblent un immense tapis roux. La « zonnedauw », rosée de soleil, cette petite fleur carnivore, mange les dernières mouches de l’automne. Les mouettes font leur apparition, tandis que les migrateurs s’apprêtent à partir pour le long voyage d’outre-mer. Quant à Jeannot-Lapin, il se hâte de terminer ses courses avant que survienne ce méchant loup à deux pattes de chasseur.

Terre de beauté, mais aussi de tranquillité ! En vérité, qui a visité cette région voudra y revenir ; en vérité, qui l’a aimée un jour l’aimera à jamais. Car là, l’auto n’a point d’accès, tabou est la fumée des usines. Un Eden vierge, et, par-dessus, le vent des grands espaces – vivifiant, lénifiant. Nul bruit, nulle rumeur – à peine, dans la distance, le doux ronronnement d’un train qui vient bercer votre rêverie.

Et vous rappelle, ce doux et calme ronronnement, qu’il y a là-bas, de l’autre côté des pinèdes, une petite gare où s’achèvera votre belle aventure. Alors, tandis que vous emporteront les roues, content, heureux, vous reprendrez votre journal. Et saurez-vous peut-être qui a tué Jenny ? Mais non : il vous faudra attendre le prochain numéro.


Source : Le Rail, octobre 1961


[1On notera que la particule « heide », vocable francique, apparaît souvent en Campine. De même, elle est fréquente dans la toponymie des hautes Fagnes : Heyd, Ernonheid, Chauveheid, etc. Exemple de cette affinité entre la Campine et la Fagne, dont nous parlions plus haut, et qu’auront sans doute déjà constatée les amoureux de ces deux régions.

[2Lesquels offrent une grande variété d’espèces, depuis le pin sylvestre, si cher aux hautes Fagnes, jusqu’au pin maritime, de prédilection méridionale, et au « Corsica pinus », variété de pin maritime, dit propre à la Corse. On trouvera aussi dans les environs de Kalmthout-Heide une abondance de chênes américains, très rares ailleurs en Europe.