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Quel est l’avenir des transports par chemin de fer

jeudi 14 avril 2022, par rixke

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La revue « Productivité » de l’Organisation économique de Coopération et de Développement a publié, il y a quelques mois, un article de M. André Janet, ingénieur-conseil, délégué général de l’Association internationale des Constructeurs de Matériel roulant. Il nous a paru intéressant d’en reproduire l’essentiel, à titre d’information.

Photo J. Sterken

Il n’est pas banal de voir le problème du rail traité de la sorte dans une revue qui n’est pas cheminote !

 Diversité du problème

La tâche de prophète n’a jamais été facile. Elle est particulièrement hasardeuse dans le domaine ferroviaire. En effet, l’évolution des chemins de fer est bien différente selon le pays où on la considère. Un pays tel que l’U.R.S.S., en voie de grand développement – particulièrement en ce qui concerne son industrie lourde – et qui, par sa structure géographique, ne possède que peu de trafic de cabotage, peu de voies de navigation intérieure, qui ne possède pas un réseau routier très développé ni un nombre élevé de voitures automobiles par rapport au nombre d’habitants, offre au chemin de fer pour le transport des marchandises un avenir considérable. D’ores et déjà, certaines sections du transsibérien écoulent sans doute le trafic de marchandises le plus important qui soit au monde. Pour les voyageurs, la situation est déjà différente, et il est probable que l’avion assurera de plus en plus une part très notable du trafic à longue distance, qui sera lui-même de plus en plus important.

Cette situation est sans rapport avec celle des Etats-Unis qui disposent du parc de voitures par habitant le plus élevé du monde, d’un réseau d’autoroutes en pleine croissance, d’un réseau aérien très développé, d’un cabotage actif grâce notamment aux Grands Lacs, au Saint-Laurent, au canal de Panama, d’un réseau d’oléoducs très étoffé, où les chemins de fer enfin sont exploités par de trop nombreuses compagnies privées qui se concurrencent parfois. On assiste alors à une évasion continue de trafic voyageurs (baisse de 3,9 % du voyageur/kilomètre de 1959 à 1960), au maintien difficile du trafic marchandises (baisse de 0,8 % des tonnes-km de 1959 à 1960). La situation des chemins de fer est particulièrement sérieuse à l’est du pays où les distances de transport sont plus petites qu’à l’ouest, de sorte que le chemin de fer a pu être qualifié d’« Homme malade de l’Economie ».

Dans l’Europe de l’Ouest, la situation est caractérisée – très grossièrement – par une stagnation du trafic voyageurs due à la concurrence de la route et de l’avion (pourtant bien moins active qu’aux Etats-Unis). Quant au trafic marchandises, concurrencé par la route et la navigation intérieure, son accroissement annuel est très limité malgré le développement industriel remarquable de cette partie du monde. La moindre récession se traduit par une baisse des recettes qui compromet la situation financière normalement difficile des réseaux.

C’est dire qu’un article sur l’avenir des chemins de fer ne peut s’appliquer à tous les pays du monde. Nous aurons particulièrement en vue, dans ce qui suit, les pays de l’Europe de l’Ouest plus proches de nous et sur lesquels nous disposons de la documentation la plus étoffée...

Il faut d’autre part se garder de transposer brutalement les statistiques de l’U.R.S.S. ou des Etats-Unis à la situation européenne et déduire par exemple que la situation du chemin de fer dans l’Europe de l’Ouest sera dans cinq ou dix ans analogue à la situation aux Etats-Unis.

 Le chemin de fer et les autres modes de transport

On ne peut nier que la position prédominante du chemin de fer dans les transports a été battue en brèche par le développement considérable de l’aviation et de l’automobile, et que la construction entreprise ou envisagée de nombreux oléoducs constitue aussi pour les transports pétroliers par chemin de fer une menace sérieuse. L’avion, dont les premiers transports publics remontent à 1919, a pu, en quelque quarante ans, accroître sa vitesse et son confort par une révolution technique, qui est loin d’être à son terme. Les premiers avions long-courrier à pistons traversaient l’Atlantique de Paris à New York en 20 heures ; les avions à réaction d’aujourd’hui accomplissent le trajet sans escale en 8 heures ; les avions supersoniques dont on envisage la mise en service vers 1970 abaisseront la durée du trajet à 2 heures. Dès 1958, il était transporté plus de voyageurs par avion que par bateau au-dessus de l’Atlantique Nord et la croissance du trafic aérien est remarquable. Il est connu cependant que les anticipations trop fougueuses ont conduit récemment à une mauvaise occupation des avions sur ce parcours.

Durant cette période de quarante années, le prix d’une voiture de tourisme a diminué de 30 % et plus, alors que les performances, la sécurité de marche et le confort de la voiture actuelle sont sans rapport avec ceux de son aînée. Le nombre des voitures dans le monde a dû, pendant la même période, être multiplié par cinquante... Mais cet accroissement considérable risque de se traduire par une congestion sans espoir des centres de trafic car, dans la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest, la production des automobiles est en avance sur l’équipement des routes destinées à permettre leur circulation.

La voie d’eau, qui avait toujours fait concurrence au chemin de fer sur certains itinéraires, continue à développer ses possibilités tant par la généralisation de bateaux automoteurs de plus en plus économiques, que par l’introduction du poussage se substituant au remorquage, par l’amélioration des conditions de navigabilité offertes par les voies d’eau (suppression de barrages, d’écluses, etc.).

Enfin le développement de la consommation des produits pétroliers tout comme les progrès réalisés dans l’industrie des tubes ont comme conséquence que les projets d’oléoducs européens se multiplient. Or si, au départ des raffineries généralement situées au bord de la mer, la part du fer dans les transports pétroliers n’est pas très importante, ces transports n’en constituent pas moins jusqu’à la livraison au consommateur un élément appréciable des recettes des chemins de fer. Il suffira de mentionner qu’une seule société, la Vereinigte Tanklager und Transportmittel Gmbh dispose d’un parc de 14.000 wagons-citernes, qui naturellement ne sont pas tous destinés au transport des produits pétroliers. Le développement futur des oléoducs est donc pour les dirigeants de certains chemins de fer un souci légitime de préoccupation.

Devant cette détérioration de sa position privilégiée, le chemin de fer a réagi vigoureusement. Les progrès techniques réalisés sont innombrables ; il me suffira de citer les principaux :

  • Suppression de la locomotive à vapeur dont il n’est plus guère construit d’exemplaires dans le monde aujourd’hui. Après une longue suprématie, elle a cédé le pas à la locomotive électrique ou diesel qui offre des possibilités économiques et techniques très supérieures ;
  • Développement des autorails ou de trains automoteurs diesel ou électriques, notamment dans les services de banlieue et le service des trains secondaires de voyageurs, mais aussi dans les services rapides de qualité. Le réseau Trans-Europ-Express (T.E.E.) de trains diesel très rapides à nombre de places réduit offre un service d’une qualité comparable à celui des lignes aériennes ;
  • Développement des engins combinés pour le transport rail-route ;
  • Trains de nuit assurant le transport simultané des automobiles privées et des utilisateurs de ces voitures en leur offrant des places couchées ;
  • Accroissement du confort par l’amélioration de la suspension des voitures, la lutte contre le bruit, l’introduction de longues barres soudées supprimant les joints de la voie ;
  • Accroissement de la vitesse des trains aussi bien dans le domaine des trains de voyageurs que des trains de marchandises. En 1930, le train Paris-Rome dont le parcours était déjà partiellement électrifié accomplissait les 1.450 km du parcours en 26 h 30. Le même train accomplit aujourd’hui le parcours en 17 h 22, soit une réduction de temps de plus d’un tiers. Des accroissements plus sensibles encore ont été réalisés dans la vitesse des trains de marchandises avec le réseau Trans-Europ-Express Marchandises (T.E.E.M.). C’est ainsi par exemple que la durée du parcours Narbonne-Vienne vient d’être réduite de 73 heures à 37, soit un gain de temps de 50 % ;
  • Accroissement de la sécurité par la robustesse du matériel roulant, le perfectionnement des postes d’aiguillage, la signalisation automatique, l’arrêt automatique des trains en cas de signal fermé. C’est notamment dans le domaine de la sécurité que le chemin de fer offre aux voyageurs relativement à ses concurrents des avantages considérables, qui ne sont pas toujours appréciés à leur valeur réelle, bien que la croissance des accidents de la route commence à frapper l’opinion publique.

Tous ces progrès se sont traduits par des résultats spectaculaires dans la productivité du chemin de fer...

Cet accroissement continu de la productivité est d’ailleurs pour le chemin de fer un impératif rigoureux pour lui permettre de compenser la part importante de salaires incorporée au prix de revient du transport et le coût croissant des équipements de plus en plus perfectionnés qui lui sont nécessaires.

 Nécessité d’une politique générale englobant tous les moyens de transport

Malheureusement, dans cette évolution, le chemin de fer est souvent freiné par les obligations imposées par les autorités de tutelle gouvernementale au nom de l’exécution du service public...

Le chemin de fer souffre aussi de la durée de vie excessive d’installations et de matériel coûteux, qu’il n’est pas possible d’amortir dans les délais pratiqués par l’automobile ou l’aviation. Un avion est démodé et cesse généralement d’être produit dans un délai de cinq ans ; une automobile, dans un délai de dix ans. Une locomotive, une voiture de chemin de fer, un wagon de marchandises sont construits pour durer trente ans au moins et durent en fait souvent bien davantage. Ils sont vétustes bien avant d’être réformés. Les installations des gares, malgré leurs parterres fleuris, restent dans bien des cas austères, inconfortables ou, ce qui est pis, mais fréquent dans les grandes villes, mal adaptées au service qu’elles assurent...

Le problème financier pèse lourdement sur l’avenir des chemins de fer et leur modernisation. Il vient de faire l’objet d’un rapport remarquable présenté par l’Union internationale des Chemins de fer à la Conférence européenne des Ministres des Transports. Ce rapport expose avec une très grande clarté les adaptations qui doivent permettre aux chemins de fer :

  • De financer et de réaliser les investissements importants commandés par sa modernisation ;
  • De lui donner sous le contrôle des autorités gouvernementales « la liberté d’action d’une véritable entreprise industrielle ».

Ces mesures doivent s’intégrer dans une politique générale des transports englobant les transports aériens, la route, la voie d’eau et les oléoducs, visant à créer entre les différents modes de transport un climat de « saine concurrence », c’est-à-dire de concurrence contrôlée. L’objectif final est d’obtenir le meilleur emploi des moyens de transports et de rechercher le coût économique et social minimum pour la collectivité, tout en respectant le libre choix de l’usager. Ceci ne signifie pas qu’il faut que l’usager conserve à sa disposition un nombre surabondant, donc ruineux pour la collectivité, de moyens de transport.

 L’avenir du chemin de fer

Dans une politique générale ainsi définie, le chemin de fer a sa large place. Il convient de le débarrasser des transports sur lignes secondaires qui sont une séquelle de la période du monopole ferroviaire de fait alors qu’il n’existait aucun transport important sur route. De même, il lui faut renoncer à disputer à l’avion les voyageurs effectuant des parcours supérieurs à 800 km ou comportant sur de plus petites distances une traversée maritime. Cette limite ne se modifiera d’ailleurs guère avec la vitesse des avions, bien qu’elle doive croître dans l’avenir en valeur relative plus que celle des trains, parce que, sur un distance inférieure à 800 km, une très grande partie du temps de transport par avion se passe en fait à terre et que l’accès aux aéroports comme les délais de formalités et d’attente aux aéroports ne pourront que s’accroître, avec la congestion des villes et le développement du trafic aérien.

Pour un trafic concentré sur des lignes convenablement équipées, le chemin de fer dispose sur ses concurrents de qualités précieuses. Au point de vue économique, son prix de revient diminue quand l’utilisation augmente et le coût du transport n’est battu que par les grandes voies d’eau naturelles et les grands oléoducs. Au point de vue technique, il offre sur la voie d’eau l’avantage d’une plus grande vitesse, et cet avantage il le possède aussi sur la route pour le transport des voyageurs. Sur tous ses concurrents, sauf l’oléoduc, il offre les avantages de la ponctualité, de la sécurité et de l’insensibilité presque totale aux conditions atmosphériques...

Bien qu’on n’entrevoie pas sur les transports ferroviaires de l’avenir de progrès techniques aussi spectaculaires que ceux que l’on peut attendre de l’avion, il n’est pas exclu d’envisager pour l’avenir des trains à commande entièrement automatique circulant à des vitesses moyennes de l’ordre de 200 km. Ces vitesses sont déjà envisagées au Japon et font l’objet d’études de la part de certains réseaux européens. Ces trains offriront aux voyageurs un confort accru par le conditionnement de l’air, une meilleure suspension, une meilleure insonorisation. Assurés d’une très bonne fréquentation par la clientèle d’affaires qui recherche la vitesse et le confort plus que le bas prix, ils constitueront une source de revenus et non de déficit. Les marchandises seront transportées à des vitesses supérieures à 100 km/h, dans des wagons spécialement étudiés pour le trafic à assurer. Les trains ne perdront plus de temps dans les triages grâce à l’attelage automatique, et les progrès des transports combinés assureront la livraison par la route au destinataire dans les meilleures conditions.

Tel est l’avenir que l’on peut – sans présomption – envisager pour le chemin de fer, si les gouvernements, à qui incombe une coordination des transports qui est dans leur intérêt, veulent bien promouvoir sans considération pour des formules périmées, qui trop souvent ont tendu à faire du chemin de fer un organisme administratif ou un agent électoral, une politique générale des transports basée sur l’abaissement du coût moyen et par conséquent l’augmentation de la richesse nationale et l’élévation du niveau de vie.


Source : Le Rail, septembre 1962