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La Jonction avant, pendant, après...

Odilon.

mercredi 5 août 2015, par rixke

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Moi qui vous parle, j’ai connu les débuts de la Jonction ! Enfin, pas les tout débuts, puisque, aussi bien, c’est en 1895 que le principe en a été adopté. Minute ! ce n’est pas avant-hier que j’ai cessé de téter les biberons ferroviaires de notre mère la Société, mais je n’ai quand même rien d’un Mathusalem. Je veux simplement dire que j’avais déjà quelques années valeureuses de cheminot à faire valoir quand ladite Jonction a été inaugurée (octobre 52) et que les hasards de la vie administrative ont fait du Hennuyer d’origine que je suis un Bruxellois d’occasion, à titre temporairement définitif. Pour rassurer les provincialistes et autres pointilleux (ce n’est pas mon cas), disons que j’ai l’intention de mourir en Hainaut, mais je ne suis pas pressé d’accomplir cette formalité.

Pour tout dire, dès 1949, j’avais obtenu une mutation en bonne et due forme pour la capitale, assortie d’une dérogation à habiter sur place — indispensable à l’époque — ce qui m’autorisait à me taper tous les jours mes 3 heures de train (une solide école pratique pour un cheminot, à mon sens) sans préjudice des trajets en tram, en autobus, à vélo, et pedibus cum jambis. J’ai fait ainsi la route (on ne parlait pas encore de navette, mais la chose existait) de ’49 à ’53, époque à laquelle j’ai convolé en justes noces, pour le meilleur et hélas ! pour le pire, et me suis fixé, toujours à titre provisoirement définitif, dans un faubourg de l’agglomération bruxelloise, mais sans quitter de l’œil mon lopin natal.

Je sais que le « moi est haïssable », mais si je ne parle pas de moi, je risque d’être faux-jeton puisque, c’est quand même moi — haïssable ou pas — qui tiens le bic. Et si je dévide tout ceci, ce n’est pas pour raconter ma vie, c’est parce que beaucoup d’autres ont connu (et continuent de connaître) le même sort que moi, qu’il s’agisse de transfert (ou, pour être plus correct, de « transfèrement », mais le mot est horrible), de tourisme quotidien ou d’épousailles.

 Trois époques

Comme toutes les grandes entreprises humaines — voire inhumaines — la Jonction a connu trois époques : avant, pendant et après.

Ainsi que vous avez dû déjà vous en rendre compte, (sinon, c’est que vous êtes peu collaborant), moi qui vous parle, j’ai connu les trois.

Avant...

Avant, eh bien ! mes petits lampistes, pour faire un voyage en train comportant la traversée de Bruxelles, ça n’était pas de la petite bière (het was geen klein bier, pour les néerlandophones).

Ainsi en 1945, moi qui vous parle, j’avais décidé, cheminot frais émoulu, d’aller passer quelques jours de vacances avec un ami à l’autre bout du pays, dans une cité que je ne vous nommerai pas pour ne pas rendre les autres jalouses, mais qui passe pour être assez ardente. Pourquoi ce prurit soudain du voyage ? D’abord ça n’était pas soudain : nous piaffions depuis 5 ans. Et puis, précisément, l’exode nous avait jetés, adolescents éblouis, sur les rivages méditerranéens, autant dire, de but en blanc, en plein Orient (ou au cœur de l’Afrique si vous voulez) et, durant toute la guerre, nous avions passé des nuits blanches à rêvasser de ces horizons-là. Quelque sociologue nous apprendra peut-être un jour que la transhumance de mai ’40 n’est pas totalement étrangère à cet engouement subit des populations belges et autres, après la Libération, pour les vacances au soleil. Il n’était pas question, en ’45, de cingler vers les mirages méditerranéens où les palmiers nous appelaient mais que le rationnement alimentaire nous interdisait encore.

C’est pourquoi nous avions choisi ce que nous avions de mieux sous la main et qui répondait, vaille que vaille, à nos rêves, palmiers en moins : cette cité ardente dont j’ai parlé et dont je tairai pudiquement le nom, pour la raison que j’ai dite plus haut.

 Traverser Bruxelles

Deux cents kilomètres en train : une paille ! Ouais, mais il fallait traverser Bruxelles, avec armes et bagages. Et il n’y avait pas la Jonction, j’insiste pour les imberbes. Ça veut dire ceci : à Bruxelles Midi, il fallait descendre du train avec tout le bataclan ; et, à l’époque, on ne se déplaçait pas avec un caleçon, une chemisette et sa brosse à dents, on emportait l’essentiel, c’est-à-dire plus ou moins l’équivalent de son propre poids en sacs, valises, musettes, etc. Ainsi harnaché, il fallait sauter sur un tram dont la numérotation arbitraire posait des problèmes autrement insolubles que ceux des mathématiques aux provinciaux timorés — je devrais dire : atterrés — que nous étions. Avec beaucoup de chance, après deux ou trois transbordements, on se trouvait dans le bon numéro, grâce à l’urbanité aussi onctueuse que proverbiale des agents des « Tramways bruxellois », à qui il faudra bien un jour rendre l’hommage qui leur revient. Mais, moi qui vous parle, j’ai entendu raconter l’odyssée d’un habitant de L..., un peu demeuré il faut l’avouer, qui avait tournicoté pendant trois jours et trois nuits autour des boulevards de Bruxelles pour s’être embarqué à la légère dans un tram 15, ce qui ne pardonnait pas. En général, on arrivait sur les quais de la gare du Nord, avec les 50 à 100 kg de bagages, selon sa corpulence, 2 à 3 minutes après le départ de sa correspondance. Parce qu’on avait le culot d’appeler ça une « correspondance », bien qu’il fût prouvé que cela ne correspondait jamais (je suis assez satisfait de ces 2 subjonctifs, et vous ?). Cet état de choses n’était pas pour déplaire au buffet de la gare, qui ne fut jamais aussi prospère, aux estaminets avoisinants et, en général, aux négoces plus ou moins honnêtes de l’endroit qui, pendant des décennies, firent leurs choux gras de ces correspondances qui ne correspondaient pas.

Vous me direz qu’on aurait pu prendre un taxi, mais à cette époque, qui donc utilisait ce moyen de locomotion onéreux sinon les touristes américains, les fonctionnaires en mission, les curistes anglais se rendant à Spa et les patrons de bistrot en tournée des grands ducs ?

 Les objets perdus

Tout ce que je viens de dire pour la traversée Midi-Nord valait bien évidemment aussi pour le trajet Nord-Midi. De toute façon, quoi que vous eussiez fait, vous aviez oublié quelque chose dans le tram. Moi qui vous parle, quand je partis, en 1945, avec mon ami vers cette ville dont je vous cache pudiquement l’identité, c’est un brûle-gueule qui avait fait les frais des transbahutages, un brûle-gueule auquel je tenais beaucoup. Pensez donc, je l’avais rapporté en ’40, de mon périple méditerranéen précisément, pour mon père, qui ne fumait que la cigarette et qui me l’avait rétrocédé pendant la guerre contre un paquet de tabac de Flobecq de 250 grammes.

Vous me direz que j’aurais pu l’oublier dans le train. D’abord, ça n’est pas certain du tout. Et puis, dans ce cas, j’aurais sûrement retrouvé ma pipe : nous avons, à la Société, un service des objets trouvés (qui sont en réalité des objets perdus), très opérationnel et qui fonctionne presque à tous les coups. J’ai un ami qui a raté, pour des raisons obscures, sa vocation de détective privé : il passe sa vie à abandonner des objets dans les trains pour avoir le plaisir, sans cesse renouvelé, d’aller les débusquer dans notre consigne d’objets trouvés. Un vrai jeu !

Je ne veux pas dire de mal des « Tramways bruxellois » que non pas ! mais si vous avez déjà remis la main sur la moindre bricole que vous aviez oubliée dans un de leurs trams, c’est que c’était sûrement une voiture de la SNCB égarée sur leur réseau.

Puisque vous voulez tout savoir, mon séjour dans la cité ardente a été excellent, merci...

 Les anciens combattants

Et puis il y a eu pendant... je veux dire : pendant les travaux de la Jonction. En bon pérégrin, tous les jours, aux alentours de huit heures, je débarquais à Bruxelles Midi, avec des milliers de types comme moi, qui ignoraient totalement qu’ils étaient des navetteurs et que, en tant que tels, ils faisaient l’objet de savantes statistiques. Pour les travaux, je suis donc assez au courant. Parce que vous dire que nous autres les utilisateurs on ne s’est aperçu de rien, ce serait prendre des libertés coupables avec la vérité historique. On vous explique ailleurs dans ce numéro les exploits qui ont été réalisés par les gens de nos diverses Directions : Exploitation, Voie, Electricité, Signalisation et j’en oublie certainement (il y a tant de choses à retenir). Construire le viaduc, la gare, maintenir l’exploitation des trains grâce à des voies hautes et des voies basses etc., etc. ; tout ça ne passait pas inaperçu. D’autant qu’à l’arrivée du train, se posait au voyageur ce problème angoissant : par où allait-on le faire sortir ? De 1949 à 1952, temps pendant lequel, moi qui vous parle, j’ai buté quotidiennement du nez sur les travaux, je ne suis jamais sorti deux fois de la gare par la même issue. Jamais. D’une minute à l’autre les chicanes avaient changé de place. C’est si vrai que les récoleurs de billets (il y en avait à l’époque) avaient toujours leur casse-croûte dans la poche, vu qu’ils étaient appelés à la moindre alerte à changer de crémerie et que ce pouvait être aussi bien à midi.

Un jour, on débarquait un peu après Forest Midi, auquel cas il fallait gagner le boulot au pas de charge ; le lendemain on vous faisait atterrir censément au cœur des travaux. Là, des couloirs bordés de planches vous menaient astucieusement vers une destination inconnue, que vous ne parveniez enfin à identifier que lorsque vous aviez retrouvé la lumière du jour. Si Kafka avait connu cela, il aurait écrit deux ou trois chefs-d’œuvre supplémentaires.

Je ne vous parlerai pas des jours de pluie et d’orage où, à travers ces couloirs de ranch d’un petit mètre de large, la clientèle, rompue à l’exercice de la natation, était sérieusement avantagée par rapport à l’autre, majoritaire hélas ! Dans les lieux publics : cafés, restaurants, hôtels, tea-rooms, salons, on repérait d’emblée les familiers des gares du Nord et du Midi à leurs chaussures et au bas de leurs pantalons, qui étaient, les jours pluvieux, maculés de boue jusqu’à mi-cuisse, et de poussière, sensiblement à même hauteur, par temps sec ; ainsi qu’à cet air hébété et hirsute qui est le propre des individus lâchés par troupeau dans l’inconfort et les courants d’air.

Nous, la Jonction, nous pouvons dire que nous ne l’avons pas volée. Mais, permettez, nous en sommes fiers ! Nous en sommes, en quelque sorte, les Anciens Combattants : à la fois sapeurs, fantassins de la territoriale, volontaires des sorties désespérées, des coups de mains hasardeux, commandos des tranchées fangeuses. Je ne souffrirai pas qu’on en discute. Qu’on nous respecte donc !

 Sans changer

Et puis, il y a eu le 4 octobre ’52. Une fameuse journée ! Du Hainaut à l’autre bout du pays, cité ardente ou pas, sans changer de gare, quelquefois sans changer de train, sans perdre sa pipe, sans se salir. Le rêve quoi !

Ca c’est après la Jonction : aujourd’hui ! Vous pouvez donc aller y voir de près tous les jours...


Source : Le Rail, septembre 1977