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Amsterdam ... Bruxelles ... Paris

R. Gillard.

lundi 29 août 2022, par rixke

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Dès la Gaule pacifiée, les Romains dotèrent nos régions d’un des plus extraordinaires réseaux routiers que le monde ait jamais connus. Prodigieuse réalisation ! C’est le moment de rappeler cette titanesque voie Agrippa qui soudait Arles, aux portes de la Méditerranée, à la mystérieuse Lugdunum Batavorum – probablement la Leyde d’aujourd’hui – aux rivages de la mer du Nord. Après le temps des chars, après celui des diligences, la planète entra dans le second âge de la roue : avec l’ère de la vapeur commençait celle du rail. Le voyage se démocratisa, le commerce et l’industrie s’extirpèrent du cercle régional, des liaisons internationales plus perfectionnées débauchèrent. Un chapitre nouveau de l’histoire des hommes s’ouvrait.

Mais, dans un monde de plus en plus impatient de développements techniques et sociaux, il faut des moyens de communication toujours plus rapides, plus réguliers, plus sûrs aussi. Tandis qu’une certaine Europe est occupée à prendre forme, il apparaît impérieux que nos pays soient dotés de voies qui les soudent étroitement les uns aux autres, comme autant de vertèbres d’un même corps. Ces nécessaires liaisons, le rail électrifié s’est mis à cœur de les réaliser. C’est l’une de ces nouvelles relations ferroviaires, dont l’inauguration aura lieu bientôt, que nous allons chanter aujourd’hui. Lors, parlons du chemin de fer d’Amsterdam à Paris, cette voie, longue de cinq cent quarante-six kilomètres, qui unit, par la Belgique, la Hollande à la France. Et puisque cette rubrique, de par son titre même, se veut invitation au voyage, parlons donc géographie et histoire.

Est-il encore besoin de louer Amsterdam ? Cette vaste métropole en forme d’éventail, peuplée de près d’un million d’habitants, qu’une multitude de canaux a morcelée en quatre-vingt-dix îles reliées par plus de quatre cents ponts, est assurément digne du plus haut intérêt. Mais, outre qu’une pléiade de poètes et de peintres l’ont vantée, des tonnes de dépliants touristiques magnifient chaque année la joliesse de son site. Que pourrions-nous dès lors ajouter à sa gloire qui n’eût été prôné par ses panégyristes ? Notre coursier, du reste, a déjà pris le mors aux dents. Passé le viaduc et le populeux faubourg de Sloterdijk, le voici qui fonce, à travers moulins à vent et canaux, vers la résidentielle Haarlem. Savent-ils, les voyageurs de cette année de grâce 1963, que, moins d’un siècle et demi auparavant, le 20 septembre 1839 très exactement, un petit train, bien sympathique au demeurant, ouvrait pour la première fois à la Hollande, sur ce chemin d’Amsterdam à Haarlem, la porte de la route de fer ? Ne faisons pas figure d’ennuyeux professeur : ces heureux, pour le moment, sont fort occupés à admirer les impressionnantes écluses de Halfweg qui protègent, contre l’envahissement de la mer, les vastes polders de l’ancienne mer de Haarlem. Puis, soudain, la plaine paraît s’enflammer ; elle rougeoie, jaunit, verdit, rutile de mille couleurs : nous entrons dans les champs de narcisses, de tulipes et de Jacinthes de la Hollande orientale. Aimable et souriant jardin, dont Haarlem se veut la capitale, et qui se continue, par-delà la chantante Vogelenzang, jusqu’à Leyde, cette savante et précieuse Leyde, séminaire d’humanisme, qui conserve, entre toutes ses sœurs de Hollande, sa gloire de ville latinisante.

Photo A.N.V.V.

Le train a franchi le bras le plus septentrional du Vieux-Rhin. Il a passé dans La Haye, ville royale, aristocratique, cosmopolite, qui n’a pas su se défaire, malgré les six cent mille habitants qui la peuplent aujourd’hui, d’apparaître comme le plus grand village d’Europe, et dans Rijswijk, son satellite, connue dans l’histoire pour son fameux traité. Il a vu Delft, la paisible, avec ses canaux bordés de tilleuls et ses faïences qui l’ont rendue célèbre dans le monde entier. Un salut à Schiedam, dont nul n’ignore qu’il s’y distille certain genièvre apprécié, et voici que bondit Rotterdam.

Détruite aux huit dixièmes en mai 1940, cette cité a été reconstruite d’après une architecture audacieuse. De grandioses monuments y abondent. Que nous citions seulement son colossal Palais du Commerce, le plus imposant édifice de ce genre dans l’Europe de l’Ouest, son Euromast, prodigieuse tour-belvédère, où un restaurant s’est niché à cent dix mètres au-dessus de la rue, son Spoorbrug, encore, magnifique pont de cinq travées, long de quatre cents mètres, d’où l’on découvre un des plus inattendus panoramas de la ville. Quant à son Blijdorp, il est, paraît-il, le plus moderne et le mieux aménagé des jardins zoologiques de notre continent.

Il est loin le temps où Erasme, quittant sa Rotterdam natale, s’en allait vers la France, au lent cahot des diligences, trouver Rabelais et Calvin. Et loin le temps qui vit, sur cette même route, passer Spinoza et Scheffer. Si loin... mais le regretterons-nous ? La beauté a tous les visages, l’humanisme est de tous les âges. L’a démontré, le rail, cet humaniste contemporain. Et notre rapide coursier, à sa manière, entend aujourd’hui le rappeler. Et se rappeler, bien sûr aussi, à notre aimable attention. Il est maintenant engagé, notre train, dans un inextricable brouillamini de rivières et de chenaux, ce delta meuso-rhénan que, pour le regret de certains géographes, on a baptisé, faisant fi du Rhin, bouches de la Meuse. Lors, voici Dordrecht et son ciel – qui a dit que, sur terre, il n’était point azur plus limpide ? Et voici le formidable pont de Moerdijk. Gigantesque ouvrage ferroviaire jeté pardessus le Hollands Diep, aux portes de ce tragique Biesbos où un envahissement de la mer, une nuit de novembre 1421, engloutit trente-cinq villages et soixante-dix mille habitants, il ouvre la porte au Brabant septentrional et conduit, au-delà de Roosendaal, à Nispen, dernier village hollandais, et à Essen, premier village belge.

Ce joyeux train chargé de sel marin va dès lors se tremper dans l’odeur des bruyères et des pins. Puis, finie son aventure campinoise, il entrera dans Anvers. Et verra la flamande Malines, l’européenne Bruxelles et la wallonne Mons. Ensuite, laissant Quévy derrière lui, il roulera dans la française Feignies.

Photo C. Petry.

Mais, entre-temps, très exactement sur cette ligne invisible qu’on dit séparer la Belgique de la France, il aura croisé, à l’orée du bois de Lanière, l’antique voie de Bavai à Cologne. Ce passage, comme, au reste, la traversée de cette autre discutable barrière qu’on nous assure avoir franchie entre Hollande et Belgique, s’est effectué sans arrêt. Le voyageur, d’ailleurs, s’en est-il rendu compte ? Le rail a ses victoires cachées. Et c’est l’un de ses triomphes, c’est l’une des plus nobles gloires, à ce grand international, à cet infatigable humaniste, d’avoir été, l’un des tout premiers, à abolir les frontières, à préparer l’Europe de demain.

Il court, il court, le train, dans la terre de France, droit vers Paris, vers le soleil, vers le Midi. Un coup de sifflet pour Maubeuge, qu’il laisse à trois kilomètres à sa gauche, et voici d’autres sambriennes : Hautmont et ses fonderies, Aulnoye et ses hauts fourneaux, Maroilles et son fromage, Landrecies et les vestiges de ses remparts, Ors et son joli bois l’Evêque, le Cateau et son remarquable viaduc de la Selle, Busigny et sa chapelle Saint-Urbain, miraculeux asile, où les fiévreux trouvent, dit-on, remède à leurs maux.

Mais le train continue sa course vers Paris. L’enrichissante, la reposante, la sympathique randonnée ! Ecoutez et voyez, fortunés voyageurs. Bohain vous dira qu’il est bâti au-dessus d’un vallon au fond duquel serpente le canal des Torrents, un lit généralement sec par où, jadis – c’était il y a mille et mille années – s’aventurait l’Escaut naissant. Fonsomme, bien sûr, vous apprendra que vous atteignez les sources de la Somme. Quant à Saint-Quentin, l’antique Augusta Veromanduorum, elle vous conviera à sa remarquable église collégiale, l’un des plus beaux monuments de style gothique de la France.

Par d’aimables paysages champêtres, voici donc le convoi engagé dans le populeux département de la Somme. Qui se rappellera, dans les siècles qui suivront, que ces rivières et ces villages marquèrent l’un des plus tragiques champs de bataille de l’histoire ? Mais que de sourires, que de ferveur de vivre, que d’espérance et de foi par-dessus la poussière des cercueils, quelle immense maison par-dessus les ruines d’hier ! Ah ! qu’il était donc pauvre celui-là qui prétendit un jour que ce morceau de chemin de fer était sans beauté, sans grandeur. Comme si cette route n’emplissait pas l’histoire, comme si sa chanson ne couvrait pas le monde !... L’entendez-vous ? Je suis Tergnier, crie-t-elle, une cité-jardin bâtie sur un grand cimetière. Je suis Chauny, qu’on avait dite soufflée de la carte. Et Noyon, avec sa cathédrale qui sonna le baptême de Calvin. Je suis Compiègne, aussi : le Bourguignon y fit prisonnière Jeanne d’Arc, Napoléon et Léopold 1er s’y marièrent, Gênes y vendit la Corse à la France, et, ce qui ne retire rien à sa grâce, dame Nature a planté à sa porte, au confluent de l’Aisne et de l’Oise, la plus élégante des forêts d’Occident.

Cette vallée de l’Oise, la plus gauloise des rivières, que nous suivons depuis Tergnier, va, du reste, nous accompagner pendant un temps encore. Elle nous fera connaître Pont-Sainte-Maxence, une petite ville de rêve, et Creil, fameuse jadis par son abbaye de Saint-Evremont, plus connue aujourd’hui par son trépidant faubourg industriel de Montataire. Puis le train franchit la rivière et s’engage dans le blanc corridor calcaire de Saint-Maximin. Au bout s’étale Chantilly. Le grand Condé l’aima ; un hippodrome assure aujourd’hui son prestige.

Plus vite, toujours plus vite, il roule le train, pressé maintenant d’atteindre la grand-ville. Il a traversé la forêt de Chantilly ; d’un bond, il a passé Survilliers. Ces immeubles jaillis du sous-bois ? Ces villages aux toits rouget dont on ne voit pas de frontières ? Cette cathédrale qui nous rappelle Saint-Denis ? Cette curieuse basilique byzantine juchée sur une butte ? Cette odeur, ce regard, ce cœur immense qui, soudain, vous étreint, vous multiplie dans l’espace et le temps ? Voici l’éclair et la lumière, voici le rêve, l’esprit et la beauté faits pierre – et voici la pierre faite chair : nous sommes dans Paris.

Photo L. Vignier.

Et s’arrête, sous les voûtes d’une certaine gare du Nord, à trois pas des bords de la Seine, un train parti quelque cinq cent cinquante kilomètres plus loin, d’une certaine gare Centrale, sur les rives du Zuyderzee. Il a mis moins de temps qu’il n’en faut pour lire les Mystères de Paris. Moins aussi, au fait, que n’en réclame un cycliste d’Amsterdam pour rouler sur les quatre cents ponts de sa ville. Et moins, tout bien considéré, qu’il n’en a fallu à l’auteur de ces lignes pour parcourir, par la plume, ce chemin de fer d’Amsterdam à Paris, ce morceau de chemin d’un commencement d’Europe...


Source : Le Rail, mai 1963