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Plaisance de la Meuse namuroise

R. Gillard.

dimanche 23 juillet 2023, par rixke

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« Jamais je n’aurais pu croire qu’on pût réaliser sur le sol terrestre un spectacle aussi sublime ! », s’écriait en 1818 le peintre anglais Arnald, couronnant par ces mots une promenade de six lieues qui l’avait conduit, à bord d’une voiture tirée par deux chevaux, de Dinant à Namur. Autres temps, autres charmes. Un train à vapeur, qui compte parmi les derniers de l’histoire ferroviaire, nous invite aujourd’hui à l’incomparable aventure. Une heure de rêve, de plaisance ; un saut dans l’enchantement...

De Dinant à Namur, la voie ferrée épouse fidèlement les bords de la Meuse, et les douces images qu’elle nous offre, au lent défilé de féeriques kilomètres, sont à ranger au nombre des plus charmantes de Belgique. Voici Poilvache, la plus importante forteresse que le Moyen Age ait construite sur le fleuve. Elle s’élevait à une lieue et demie au nord de Dinant, au sommet de la falaise de la rive droite qui abrite de nos jours le village de Houx ; les Dinantais, assistés de Hutois et de trente mille Liégeois, la ravagèrent en 1430, et Henri II lui donna le coup de grâce en 1554. Poilvache, la moult gaillarde ! D’après la légende, les fils Aymon l’auraient habitée. C’était au temps où on l’appelait le château d’Emeraude, au temps qui vit fleurir sa voisine Géronsart, autre déchue, dont il ne reste qu’une ruine branlante, la tour de Géronsart.

Une portée de flèche sépare Anhée de Poilvache. Ancienne dépendance du bailliage de Bouvignes, Anhée, qui a pansé ses terribles blessures de 1940, est devenu l’un des rendez-vous préférés des campeurs. Le fleuve y accueille une fille de l’Entre-Sambre-et-Meuse, la douce et plaisante Molignée,

Vous laisserez-vous séduire par Yvoir ? Station estivale appréciée, ce village s’enorgueillit de sa plage, de ses rochers de Fidevoye et de Venatte et, bien sûr, de son Bocq, cet affluent de la rive droite, né près de Scy, dont le pittoresque, malheureusement, a beaucoup souffert depuis qu’on l’a converti en un gigantesque abreuvoir pour de lointains citadins. A quelques pas de là, sur la rive gauche, face au rocher de Faulx, s’élève le hameau de Hun. Fort vieille seigneurie, on y a découvert un cimetière franc ainsi que d’intéressants vestiges gallo-romains.

Coup de sifflet... la gente aventure continue. Le train découvre la roche aux Corneilles, abrupte falaise de calcaire, puis débouche dans une ravissante clairière. A l’orée, vis-à-vis de Godinne, s’étale Annevoie-Rouillon. On y admirera le fameux château d’Annevoie, bâti de 1758 à 1775, par Charles-Alexis de Montpellier, maître de forges, sur l’emplacement d’un antique manoir dont il subsiste des vestiges imposants. Planté dans un cadre idyllique, le domaine conserve d’admirables jardins dessinés à l’époque de sa construction. Le soir, pendant la saison touristique, ce petit Versailles mosan se pare de gracieuses illuminations.

Godinne, assurément, ne le cède en rien, quant au pittoresque, à ses délicieuses voisines. Ancien chef-lieu d’un fief qui englobait Mont et Rivière, elle garde, de son passé, une église du XVIe siècle et un château-ferme. Au nord du village, le voyageur ira contempler les magnifiques rochers de Chauvaux, sauvage excroissance entrecoupée de ravins. Dans l’une de ces roches, à dix-huit mètres au-dessus des eaux de la Meuse, s’ouvre une petite caverne : la grotte de Chauvaux. Ce réduit naturel, où l’on a trouvé des ossements d’hommes et de bêtes, paraît avoir été le lieu de sépulture de la tribu néolithique qui habitait le sommet de la colline, là où s’est accroché le village de Mont. Quant à Rivière, elle connaît l’honneur de recevoir le Burnot.

Tableau de C. Radart.

Grossi de sa nouvelle compagne, le fleuve, dès lors, s’achemine vers Profondeville. Jadis importante civitas, aujourd’hui capitale belge du ski nautique, Profunda villa s’étire sur la rive gauche, au pied d’une montagnette en pente douce. En face, sur la rive droite, se dressent les hirsutes rochers de. Frêne. Colossal éperon plongeant à pic dans la Meuse, les rochers de Frêne sont agrémentés de nombreuses cavernes, dont la très belle salle du Dôme, ou grande église, ainsi appelée parce que sa forme évoque un chœur. Cette grotte est bien connue de l’iconologie sacrée. Vers 650, un missionnaire écossais, saint Feuillen, était assassiné dans la forêt de Marlagne. Son corps fut porté à Fosse, où le prédicateur s’était établi. Survinrent les Barbares : les fidèles voulurent sauver la précieuse dépouille. C’est dans la grande, église, assure la tradition, qu’on choisit de la cacher. Elle y serait restée près d’un siècle, après quoi, l’orage passé, on la ramena triomphalement et définitivement dans la ville de Fosse.

Cette incursion dans les rochers de Frêne nous a conduits sur le territoire de Lustin. Ancien camp romain fortifié, le vieux village s’est tapi à flanc de coteau, à quelque cent cinquante mètres au-dessus de la Meuse, tandis que le nouveau Lustin, rattrapant les hameaux de Frêne et de Tailfer, s’est confortablement installé le long du fleuve. Ce coin de Meuse recèle une admirable curiosité : le trou d’Aquin, gouffre encombré de rocs éboulés, qui donne accès à de spacieuses salles souterraines. Un sauvage vallon, le fond d’Hestroy, débouchant près de la gare de Lustin, face au Burnot, conduit à cette excavation renommée.

Il nous faut à présent parler de Tailfer. Ce morceau septentrional de Lustin tient à vanter sa Roche, son ruisseau qui lui vient de Courrière, et son joli château de Clairfontaine. Et – pourquoi pas ? – ses petites industries. Car ce hameau aime à se regarder comme le faubourg industriel de Lustin ! On y a découvert, en 1870, les vestiges d’un bas fourneau datant des derniers temps d’avant l’ère chrétienne. Ce tronçon de Meuse, et cet Entre-Sambre-et-Meuse que nous côtoyons depuis Dinant, sont du reste considérés comme le berceau industriel des pays meusiens. L’Entre-Sambre-et-Meuse ne fut-il pas, sous les Antonins, le centre sidérurgique le plus important de l’empire romain ?

Lente, superbe, la Meuse, maintenant, s’en va par les lisières de l’antique Marlagne. La montagne recule ; nous abordons la cuvette de Namur. Voici Dave, ses noyers, son îlette, son terrible manoir dont il reste, au faîte d’une crête, une pitoyable tourelle, et son château moderne flanqué d’un parc de cinq cents hectares. Le train salue les orgueilleux rochers du Néviau ; il entre dans Wépion.

Vanterons-nous la fraise de Wépion ? Des poètes l’ont chantée ; des rois l’ont magnifiée. La Vilmorin, le Triomphe de Paris, le Triomphe de Liège, la Marmol, Madame Moutot, autant de chairs succulentes, veloutées, que la fête des Fraises, le troisième dimanche des mois de juin, a fait entrer dans le folklore. Mais qui ne connaît ce divin présent de la Meuse ? Parlons plutôt d’un trésor moins connu de Wépion, parlons du château de Marlagne. Et, avant tout, parlons de la Marlagne, l’intricata sylva.

Tableau de E. Radart.

C’était, il y a mille et mille années, une vaste forêt qui couvrait le nord-est de l’Entre-Sambre-et-Meuse, des rives de la basse Sambre aux environs de Philippeville. Refuge des peuplades traquées par César, elle devint un repaire de brigands, puis la retraite de pieux ermites. Des carmes déchaussés s’y établirent en 1615, sur un terrain que leur accordèrent Albert et Isabelle, et y fondèrent une abbaye entourée de magnifiques jardins ornés de pièces d’eau. Louis XIV, pendant le siège de Namur en 1692, y aurait passé une nuit. La révolution française, malheureusement, ne devait guère épargner le domaine. Seules subsistèrent une chapelle et quelques dépendances. C’est sur l’emplacement des ruines que s’élève l’actuel château de Marlagne. Quant à la vieille forêt, morcelée au cours des siècles, il n’en reste plus que des lambeaux. Telle cette Haute-Marlagne, au nord de Lesve, et ce joli bois de la Vequée, au confluent de la Meuse et de la Sambre.

Un fleuve aux rêves sages, sur ses rives des senteurs de feuilles chaudes, sur les feuilles le murmure des hauts vents : plaisance d’août, plaisance de Meuse... Et pendant ce temps-là, baguenaudant, bringuebalant, le train s’en va, cent yeux collés à ses fenêtres. Il va, le train de Meuse, le long des clairs vergers, par jardins et fraisières, sous le doux ciel du Namurois. Il découvre le motel de Wépion, frôle la colline de Champeau, salue sa citadelle, traverse Jambes, hèle le pont des Ardennes, roule dans Namur. Des convois de luxe le croisent, le dépassent. Noms fugitifs : Paris, Cologne, Rome, Berlin, Munich. Des trains pressés, des gens pressés. De drôles de gens, pense pour sa part le train de Meuse. « Tenez, ce gros-là au milieu de ses valises sur le quai, me confiait-il un jour, vous le voyez ? Il habite Namur. Tous les ans, il court passer ses vacances en Sicile, et je vous jure qu’il n’a jamais pris un billet pour Lustin. C’est à croire que je n’existe pas. Et qu’il n’y a pas de Meuse et pas de Lustin. Drôles de gens, oui, et drôle de temps, mon pauvre monsieur... »


Source : Le Rail, août 1964