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Le pays d’Arlon

R. Gillard.

dimanche 9 juillet 2023, par rixke

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Les vieux Arlonais se souviennent du temps où leur ville, alors gros village agricole, voyait par la rue de Neufchâteau monter les vaches blanches des fermiers de Viville et de Freylange. Cinquante années ont vu la cité prendre l’allure d’une proprette terre de vacances. Bâtie en amphithéâtre sur une colline dont l’altitude grimpe à 450 mètres, au point de partage des eaux de la Meuse et du Rhin, Arlon apparaît comme l’une des localités les plus salubres de Belgique.

Très ancien habitat que cette cité ! Dans l’Itinéraire d’Antonin, il est désigné sous le vocable d’Orolauno vicus, la hauteur boisée. Là se trouvait la jonction des chaussées de Reims à Trêves et de Verdun à Tongres ; là, le relais et l’étape, avec ce qui les caractérisait : auberges, greniers, écuries, celliers, et tous les gens d’Etat, fonctionnaires, courriers et soldats de l’administration romaine. De ces temps mémorables, Arlon conserve de prestigieuses traces. Le compartiment lapidaire de son musée archéologique est l’un des plus riches du royaume.

Après le partage de 870 et les démembrements successifs qui suivirent, le pays d’Arlon fut compris dans le comté d’Ardenne. En 1219, il passa au comté – futur duché – de Luxembourg et, dès lors, suivit les destinées de celui-ci. De ses relations avec cet Etat multidialectal, Arlon a hérité son patois, savoureux pot-pourri de plat allemand et de roman, auquel un accent particulier, véritable casse-tête linguistique, confère une saveur exotique.

Ravalée au rang de simple chef-lieu de marquisat, celle qui fut, avec Tournai et Tongres, l’une des trois grandes civitas de la Belgique première, n’avait pas fini pour autant d’écrire son histoire. Les guerres, les sièges, la peste, la famine, nulle misère, en fait, n’épargna ses habitants. Incluse, en 1797, dans le département des Forêts, sous l’autorité de la préfecture de Luxembourg, Arlon échut en 1815 à la maison d’Orange. Quinze ans plus tard, les Belges chassaient les Hollandais de Bruxelles, mais ne parvenaient pas à les déloger de Luxembourg. Le traité des XXIV Articles, en 1839, accordait entre autres à Guillaume, à titre personnel, la partie dite allemande du Luxembourg, à l’exception du pays d’Arlon, ce dernier, avec le Luxembourg wallon, étant concédé à la Belgique.

Le fait étonnera-t-il ? Cette millénaire cité, forte aujourd’hui de quatorze mille habitants, ne compte aucun monument vraiment remarquable. De style gothique primaire, l’église Saint-Martin, bâtie au début de ce siècle, ne vaut guère que par sa haute et belle tour surmontée d’une flèche aiguë qui monte à 91 mètres. Quant à l’église Saint-Donat, ancien couvent de Capucins construit en 1625, elle s’enorgueillit d’une rampe d’accès originale, coupée d’une série d’escaliers bordés d’un élégant chemin de croix. Ce temple, d’allure romane, occupe l’emplacement de l’antique château fort, ruiné en 1558 par le duc de Guise.

Arlon ne peut-elle se targuer d’être une ville d’art ? Elle a le droit d’être fière de son pittoresque visage ! N’est-elle pas jolie, la vieille Orolauno, vue à la sortie de la gare, avec ses plaisantes maisons, ses jardins en gradins, ses espiègles venelles qui grimpent le coteau au sommet duquel a grandi le cœur de la cité ? Du vénérable relais romain, les Schoumaks ont fait un chef-d’œuvre pictural, tout de grâce et de simplicité.

Les Schoumaks – peut-être l’ignoriez-vous ? –, ce sont les habitants d’Arlon. Ce curieux gentilé, qui dérive de l’allemand Schumacher – cordonnier –, rencontre une explication des plus simple. Jadis, prétend la petite histoire, on comptait dans la ville nombre de cordonniers qui allaient colporter leurs produits dans les villages d’alentour. Il faut croire, toutefois, que les souliers des Schoumaks étaient d’une piètre qualité, car on attribue volontiers un sens péjoratif à ce sobriquet. Pensez-vous que nos indigènes s’en offusquent ? Ils s’en glorifient, au contraire. La preuve ? Des dizaines de vieilles familles d’Arlonais portent le nom de Schumacher.

De leur pays, aussi, ils sont fiers, les Schoumaks ! Cinquante kilomètres carrés de prairies et de bosquets, que bousculent çà et là d’agrestes collines : un royaume de Lilliput. Au sud, la France ; à l’est, le Grand-Duché de Luxembourg ; à l’ouest, la Gaume ; au nord, l’Ardenne : ne le confondez pas avec ces dernières, s’il vous plaît ! Mais ce bout de terre réserve d’agréables surprises. En découvrirons-nous quelques-unes ?

Voici Autelbas, sur la ligne de chemin de fer Bruxelles - Luxembourg, à l’embranchement de la ligne vers Athus et Longwy. On y voit les restes du vieux château des comtes d’Autel et des traces de la chaussée de Reims à Trêves, qui coupait la localité sur toute sa longueur. De cette dernière, un étroit chemin sinueux s’en va trouver le hameau de Clairefontaine, à l’orée d’un bois de peupliers et de hêtres. C’est là, au creux d’un vallon enchanteur, où se dresse aujourd’hui une chapelle rustique, que s’élevait la fameuse abbaye détruite en 1794. Clairefontaine ! L’homme inventa-t-il jamais musique plus douce ? Ermesinde, comtesse de Luxembourg, dormait en cet endroit, près d’une source, raconte la légende, lorsqu’une dame merveilleuse lui apparut en songe, portant un petit enfant dans ses bras. Au même moment sortirent du bois de blancs moutons, marqués sur le dos d’une raie noire en forme de scapulaire. La dame les réunit en troupeau, qu’elle confia à la garde de la princesse, puis elle disparut. Survint alors un ermite, qui expliqua à Ermesinde que les moutons représentaient des religieuses de l’ordre de Saint-Bernard, et qu’en les plaçant sous sa protection, la Vierge – car c’était elle – entendait que la comtesse fondât pour elles, en ce lieu même, une abbaye. Ne doutant pas que son rêve lui avait été inspiré par le Ciel, Ermesinde fit aussitôt bâtir un couvent auprès de la fontaine, et elle y installa des Bernardines. Elle y fut enterrée en 1246, à la droite du chœur de l’église.

L’ancien village de Rosenbour possède, lui aussi, sa légende. En l’absence de son mari, assurent de vieux écrits, la dame du terroir mit au monde sept enfants à la fois. Effrayée de ce que pourrait penser le seigneur de cette massive progéniture, elle en voua six à la mort et dépêcha à cette fin un valet du château. Le messager partit, chargé des six bébés, et il s’apprêtait à les jeter dans une mare, tels d’importuns chiots, lorsque son maître tomba sur lui. Le hobereau était bon bougre ; il avait aussi le sens de l’humour. Il pardonna au valet, s’appropria ses descendants, les fit nourrir en secret, et sept ans plus tard les rendit à leur mère. Ce jour-là, Rosenbour vécut dans la joie. Et elle changea de nom, s’attribuant celui d’Hondelingen, ce qui signifie « petits chiens ». Romanisé, ce vocable devint ensuite Hondelange, sa forme actuelle.

Légende et poésie... Connaissez-vous Toernich ? Elle s’enorgueillit d’une superbe colline boisée, l’Hirtzenberg, haute de 465 mètres. Du sommet de cette éminence, que couronne un joli belvédère, la vue plonge jusqu’au Thorenburg de Diekirch et, par temps clair, jusqu’aux coteaux de la Prüm, en Allemagne. Un mince ruisselet, né sur les flancs du mamelon, se jette dans la Chiers entre Athus et Pétange.

Athus, la ville sans passé ! Au Moyen Age, on n’y dénombrait que six feux, et ce n’est qu’en 1878, au moment où le hameau sortait d’une millénaire léthargie, qu’il fut détaché d’Aubange pour être érigé en commune distincte. Depuis lors, Athus a progressé à pas de géant. Des hauts fourneaux, des fours à coke, des aciéries, une gare internationale qui assure un trafic frontalier appréciable, ce petit Creusot est devenu aujourd’hui la seconde ville en importance du Luxembourg belge. Athus jouit, du reste, d’une position géographique des plus originale. Ville aux triples frontières – et combien dérisoires ces barrières ! –, elle projette ses rues principales dans les grand-ducales Pétange et Rodange, tandis que ses nouveaux quartiers s’en vont trouver les faubourgs de la française Longwy. Ces actives cités, avec Longlaville et Mont-Saint-Martin, auxquelles nous rattacherons Aubange et Halanzy, forment, en effet, une vaste agglomération, dont le destin industriel remonte au temps où on y extrayait le minerai de fer. De nos jours, l’ensemble s’alimente notamment aux minettes de Nancy et de Metz.

Bien sûr, il nous faudra passer aussi par Rachecourt ! Ce petit village des confins de la Gaume connut un sort particulièrement tragique. Au XVIe siècle, la peste tua ses habitants, à l’exception d’un seul, qui se fit le fossoyeur de ses infortunés concitoyens. Pour éviter le contact des pestiférés, ce malheureux les traînait avec un croc, comme s’il se fût agi de vils animaux. Quelque cent ans plus tard, le village ruiné était reconstruit à un kilomètre au nord de l’ancien. De ce dernier, il ne reste plus que le souvenir. Et un nom : la route qui le traversait, convertie en prairie, a été appelée le « chemin des Trépassés ».

Pays d’Arlon, sourire tranquille ! Vienne le mois de juin, et les douces collines s’imprègnent du parfum des foins et des haies. Dans le vent des plateaux, le chant de l’autorail répond au tac-tac du tracteur. Discrets murmures, de frais ruisseaux s’égaillent par les combes rêveuses, saluant au passage les villages les plus aimables du monde. Voici la Semois : elle prend sa source au pied même d’Arlon, dans une vieille cave envahie d’herbes sauvages, à laquelle les Anciens donnèrent le nom de Sas. La Batte, qui deviendra la Vire à Signeulx, naît au-dessus d’Aubange, le Ton à Châtillon, l’Attert à Nobressart. Quant à la Rulles, perle de la forêt d’Anlier, elle marque, sur son cours supérieur, la frontière méridionale de l’Ardenne. C’est la rivière d’Habay-la-Neuve, l’amie du romantique Pont d’Oye. Là vécut la fameuse marquise, Lucie de Lambertye. Elle aimait faire des farces. Sa plus belle, une volée d’œufs qu’elle lança sur l’habit somptueux d’un de ses hôtes, ne lui fut malheureusement pas pardonnée.

Mais ceci est une autre histoire. Un jour, s’il plaît à notre éditeur, nous nous ferons un plaisir de vous la raconter.


Source : Le Rail, juin 1964