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Bruxelles englouti : le quartier de la Putterie

Georges Renoy.

mercredi 11 décembre 2013, par rixke

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Ce n’est pas parce que le bureau du « Rail » a déménagé et transporté ses pénates à la Putterie (n°25) que nous avons décidé de demandera notre collaborateur Georges Renoy -connu tant des lecteurs et amateurs de vieux documents que des téléspectateurs - d’y consacrer un article.

C’est que le chemin de fer porte une part de responsabilité dans le remodelage de ce quartier séculaire. Bien sûr, c’était la le prix qu’il fallait payer pour l’instauration de la Jonction Nord-Midi qui fait de Bruxelles une des rares capitales d’Occident qu’on peut traverser en train, sans avoir à quitter sa banquette.

Le quartier de la Putterie a payé un lourd tribut à cette entreprise de confort.

C’est ce que G. Renoy nous explique ci-dessous avec beaucoup de désenchantement et de mélancolie.

A.T.

Entre rue de la Montagne, rue de la Madeleine et boulevard de l’Impératrice, là où s’étale aujourd’hui un morne triangle fait de parkings en plein air et de voies sans âme, se trouvait naguère le quartier de la Putterie, l’un des plus anciens et des plus populaires de Bruxelles. A l’exception de l’église de la Madeleine et de la façade de la petite chapelle Sainte-Anne, transférée depuis 1957 à quelque deux cents mètres de son lieu de naissance, il n’en reste rien. Rien qu’un nom dérisoirement attribué à une artère nouvelle, sans aucune similitude avec l’ « autre ».

La vraie rue de la Putterie, ceux que les Bruxellois appelaient « de Putterâ », dégringolait, au début de ce siècle encore, du Marché-au-Bois - disparu - vers celui aux Herbes. Elle était la colonne vertébrale d’un fouillis de rues pittoresques où se blottirent, de temps immémoriaux, cabaretiers, hôteliers, brocanteurs, filles de joie. Certains étymologistes audacieux vont d’ailleurs jusqu’à chercher dans cette dernière profession, réputée la plus ancienne au monde, l’origine du nom de la rue. A chacun ses fantasmes.

Jusqu’à la dernière de ses habitations, et sans discernement aucun, le quartier fut rasé par vagues successives, à l’occasion des travaux de la Jonction Nord-Midi.

Ceux-ci commencèrent dès 1903, selon les plan de l’ingénieur Bruneel, et allèrent d’emblée bon train, jusqu’à ce que le déclenchement du premier conflit mondial mette un premier frein à ce beau déploiement d’énergie. Quel Bruxellois ne se souvient de ces chancres de pierre, de terre et d’herbes folles qui enlaidirent ce coin de la cité durant de longues années ? C’était le temps où les amoureux juraient d’être fidèles à leur « krotje » le temps que dureraient les travaux de la Jonction...

Ceux-ci reprirent miraculeusement en 1936. Plus de vingt ans après. Seize ans plus tard, ils étaient achevés, ayant encore été contrecarrés, entre-temps, par une deuxième « der des der ».

Mille cinq cents immeubles abattus, vingt rues et autant d’impasses effacées, treize mille habitants expulsés. Au nombre des victimes, l’Hôtel d’Ursel et l’Université Libre de Bruxelles, ancien palais Granvelle. Le premier, installé au Marché-au-Bois depuis le seizième siècle, résista jusqu’en 1960 et nombreux furent les Bruxellois qui crurent à son sauvetage définitif. Mais entre l’Amour, le Respect du Passé et la spéculation immobilière, le combat est toujours inégal. Un triste jour d’automne, les pioches se mirent à piocher et la merveilleuse façade classique fut mise bas. L’agonie dura 110 jours. A la place du vénérable bâtiment, le Westbury - depuis en faillite - dressa bientôt son arrogante silhouette.

L’ULB, quant à elle, s’était installée, rue de l’Impératrice, en 1842, après avoir quitté son premier emplacement, l’ancienne Cour de Lorraine. Elle y avait occupé les bâtiments acquis et transformés en palais par le cardinal Granvelle, en 1550, et qu’elle avait elle-même fait repenser par l’architecte Beyaert. L’un et l’autre, Hôtel d’Ursel et Université, furent détruits inutilement. L’un, alors que la Jonction était achevée depuis belle lurette, l’autre en dépit du fait que le tracé du tunnel ne passait pas par là...

La conscience un tantinet labourée par l’ampleur du massacre, ceux qui l’entreprirent ou le poursuivirent firent accrocher au mur de façade de l’actuelle Gare Centrale un haut-relief de pierre signé Leplae et qui rappelle mollement le souvenir du quartier disparu, flanqué de cette inscription : « A l’initiative de l’Office national de la Jonction Nord-Midi, ces pierres ont été sculptées ici dans le but de rappeler les vieux quartiers démolis pour réaliser la construction de la Jonction et l’urbanisation et l’assainissement du centre de Bruxelles. »

Ainsi assainis, les Bruxellois oublièrent bientôt jusqu’aux noms de ces ruelles pittoresques et sympathiques qu’ils avaient autrefois parcourues : rue des Armuriers, ainsi baptisée en l’honneur de ceux qui firent dans les temps passés la renommée des artisans locaux ; rue de la Bergère, vieille de sept cents ans au moment de sa démolition ; rue Cantersteen, où naquit, selon la tradition, le faro ; rue de l’Impératrice et son « palais » de l’Université ; rue des Longs-Chariots, morte en 1927 en même temps que sa petite sœur, la Courte rue des Longs-Chariots, celle qui abrita, au XIXe siècle, le Musée Royal d’Arts et Métiers ; la Petite rue de la Madeleine sur le tracé de laquelle un philanthrope avait fondé un asile pour vieillards, en 1620 ; le Marché-au-Bois où le petit peuple venait, autrefois, s’approvisionner en combustible à bon marché ; rue Nuit-et-Jour, avec son ancien hôtel de Groenendael ; rue de la Putterie elle-même, où vécut Jérôme Duquesnoy, l’auteur de Manneken-Pis ; rue du Singe et son célèbre hôtel du Lion Blanc...

A leur place, aujourd’hui, l’Air Terminus Sabena, le Shell Building, le déjà ex-hôtel Westbury, la Gare Centrale. Rien de très exaltant ! Rien qui ait beaucoup d’Esprit. Rien qui vaille que l’on se déplace jusque là, sinon par nécessité. Rien qui n’éveille au cœur du Bruxellois un quelconque sentiment de fierté. Rien qui vaille, en définitive, la peine qu’on en parle. Sinon au passé. Sinon pour formuler ces éternelles phrases d’espérance vers un avenir en forme de respect. Respect des autres et - pourquoi pas ? - respect de soi-même.


Source : Le Rail, septembre 1981