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Petite histoire des chemins de fer dans les pays luxembourgeois

Roger GILLARD.

mardi 23 décembre 2008, par rixke

Les frontières, choses abstraites, conventionnelles et souvent absurdes, n’ont de valeur que celle que les hommes, selon leur conscience ou leurs appétits, ont bien voulu leur donner. Survivant d’un puissant duché qui s’étendit de la Meuse, au sud, à l’Amblève, au nord, un État fut créé en 1815, par la volonté du Congrès de Vienne, sous le nom de Grand-Duché de Luxembourg, et réuni à la couronne des Pays-Bas. Ce nouveau pays, qui comprenait grosso modo les actuels Grand-Duché et province de Luxembourg, fut décrété belge à la révolution de 1830. En vertu des dispositions des XXIV Articles, ratifiées par la Belgique en 1831, par la Hollande en 1838, puis reconnues par les grandes puissances lors du traité de Londres en 1839, la terre luxembourgeoise fut alors coupée en deux, la partie wallonne étant laissée à la Belgique, tandis que la partie de dialecte bas-allemand, pays d’Arlon excepté, était attribuée à Guillaume 1er à titre personnel, Enfin, en 1867, la moitié orientale s’érigeait en État neutre et indépendant.

Ces événements, que nous avons cru utile de rappeler, se passèrent donc à l’époque difficile des débuts du chemin de fer. Ils expliquent pourquoi on décida à Bruxelles de construire une voie ferrée allant tantôt jusqu’à Luxembourg, tantôt jusqu’à Arlon, et pourquoi l’auteur, de-ci de-là, a pu considérer comme luxembourgeoises des localités qui ne font plus partie aujourd’hui des pays dits luxembourgeois.

 Il y eut le premier jour

Le 1er mai 1834, la loi qui allait donner le feu vert à l’aventure ferroviaire en Belgique était signée par Léopold 1er. « Il sera établi dans le royaume, stipulait l’article fondamental, un système de chemins de fer ayant pour point central Malines et se dirigeant : à l’est, vers la frontière de Prusse par Louvain, Liège et Verviers ; au nord, sur Anvers ; à l’ouest, sur Ostende par Termonde, Gand et Bruges ; au Midi, sur Bruxelles et vers les frontières de la France. »

Les premiers travaux furent menés avec une célérité qui témoigne de l’extraordinaire ferveur avec laquelle avait été accueilli le nouveau mode de transport. Le 5 mai 1835, à 12 h 23, la locomotive La Flèche remorquant sept chars à bancs quittait l’Allée Verte, suivie un peu plus tard de la Stephenson et de l’Eléphant, les trois trains couvrant la distance Bruxelles - Malines en quelque cinquante minutes, soit à l’honorable vitesse de vingt-six kilomètres à l’heure. L’année suivante, presque jour pour jour, la ligne Malines - Anvers était inaugurée et, dans le même temps, on entreprenait la construction des tronçons de Malines à Termonde, de Malines à Louvain, de Louvain à Tirlemont et de Termonde à Gand. Les lignes Tirlemont - Waremme, Waremme - Ans, Gand – Bruges - Ostende et Gand - Courtrai furent ouvertes au trafic entre 1836 et 1839, celles de Bruxelles à Tubize, de Tubize à Soignies, de Soignies à Mons, de Braine-le-Comte à Manage et d’Ans à Liège entre 1840 et 1842. Dès 1843, alors qu’on érigeait la monumentale première gare du Nord de Bruxelles, le rail belge atteignait la France par Quiévrain et Mouscron, et la Prusse par Verviers.

 Premiers contacts avec l’Ardenne

A ce moment, la Belgique disposait de cinq cent cinquante-neuf kilomètres de voies ferrées, la moitié nord du pays ou, plus exactement, la partie située au nord du sillon Sambre - Meuse était déjà dotée d’une solide charpente, mais rien encore, hormis la ligne de la Vesdre, n’avait été fait au sud de cet axe. Ce n’était certes pas les projets qui manquaient, dictés non seulement par cette fièvre qui voulait qu’on établît des chemins de fer partout, mais encore et surtout par des considérations d’ordre économique et social. Instruit du nombre sans cesse croissant de voyageurs dans les trains, le gouvernement entendait faire bénéficier au plus vite les populations du sud du bienfait ferroviaire. Conscient des immenses possibilités du rail dans le domaine de l’industrie, il comprenait l’importance d’une liaison d’Anvers et de Liège avec les bassins houillers et métallurgiques du Hainaut et, sitôt celle-ci achevée, d’une jonction de ces bassins avec les centres industriels luxembourgeois, lorrains et sarrois, puis avec Mannheim et le grand commerce du Rhin supérieur.

Les premiers trains liégeois atteignirent Namur le 25 août 1851 et, l’année d’après, Charleroi d’où ils purent, dès le 6 novembre, parvenir à Jeumont. Restait à réaliser l’autre soudure, l’axe Bruxelles - Luxembourg et ses prolongements. Mais cela était une autre affaire.

En fait, ce rail qui devait traverser l’Ardenne souleva d’emblée pas mal de problèmes. Le pays est accidenté ; les déclivités sont fortes et nombreuses ; le terrain est revêche et des plus hétérogène : des écueils que des ingénieurs se plurent encore à grossir, à telle enseigne qu’on partit pratiquement de l’idée qu’il était impossible de construire un chemin de fer de Luxembourg à Namur sans de gigantesques travaux et sans une dépense effrayante, voire improductive. Et puis il fallait compter avec la démographie de la région et avec la situation des lieux habités, deux facteurs qui joueraient finalement un rôle capital, car les premiers profils et les premiers tracés avaient été établis en s’attachant surtout à réduire le coût kilométrique. Au surplus, les commissions d’études allaient parfois se heurter au mauvais vouloir des gros propriétaires qui n’entendaient pas, sous prétexte de progrès, qu’on amputât leur bien, celui-ci fut-il marécage ou rocaille. Parfois aussi les paysans voulaient bien admettre le chemin de fer, mais à la condition qu’il ne s’approchât pas trop de leurs fermes, la fumée des locomotives risquant d’empoisonner cochons et couvées. La loi sur les expropriations étant en ce temps-là très limitée, celles-ci entraînant par ailleurs, des frais considérables, il devenait dès lors difficile de faire du porte à porte, et les constructeurs pouvaient dans certains cas s’estimer comblés quand ils étaient autorisés à violer un champ de luzerne. On en vint, dans ces conditions, a devoir admettre des gares distantes de deux et trois kilomètres des localités supposées desservies et, chose plus regrettable, à devoir négliger des bourgades et de petites villes de l’importance de Marche-en-Famenne et de Neufchâteau.

Ce fut, du reste, toute une histoire. Dans l’ordre des idées qui avaient présidé à la rédaction des premiers projets, le point de départ de la ligne de Namur à Luxembourg avait été fixé à Yvoir, le rattachement de ce village à Namur incombant à la Compagnie des chemins de fer de Liège à Namur. D’Yvoir, la ligne du Luxembourg devait gagner Ciney par la vallée du Bocq, puis, obligatoirement Rochefort, et de là les environs de Recogne en empruntant au mieux la vallée de la Lhomme. Dès lors, deux compagnies auraient participé à la construction de la ligne Bruxelles - Luxembourg, la seconde, avec laquelle nous ferons bientôt plus ample connaissance, étant la Grande Compagnie du Luxembourg.

Mais ce parcours avec un détour par la vallée de la Meuse fut finalement jugé trop long, et comme il présentait cet autre désavantage de nécessiter une exploitation en commun du tronçon de Namur à Yvoir, une nouvelle équipe d’ingénieurs fut chargée d’étudier un tracé plus direct. On décida alors de faire passer la ligne par Assesse, Ciney et Leignon, ce qui se traduisait par un gain de dix kilomètres, mais, ce qui est moins compréhensible, on décida aussi de la faire passer par Aye et Jemelle, ce qui l’allongeait de quinze kilomètres tout en excluant Rochefort et Marche-en-Famenne, laissées toutes les deux à trois kilomètres de la voie. Pour ces dernières, on le sait, ce ne fut que partie remise. Neufchâteau, elle, fut plus malchanceuse.

Pourtant, Neufchâteau, elle aussi, faillit bien ne pas manquer le coche, et si elle le rata finalement, ce ne fut certainement pas de sa faute. Deux tracés avaient, en effet, été projetés pour la dernière section de la ligne, chacun partant du Serpont, dans les fonds de Recogne, et se dirigeant : l’un par Longlier ou Neufchâteau et la vallée de la Mellier, le second par Recogne, Neuvillers, la vallée de la Vierre jusqu’à Les Bulles, sur la Semois, et de là, le long de cette rivière jusqu’à sa source à Arlon. Jamais projet ne fut autant combattu que le premier : « Etant donné le vent violent qui souffle à cette altitude, écrivit un des rapporteurs au Sénat, il est à prévoir que des convois seront stoppés sur les crêtes, et l’hiver, quand soufflera la neige, les tranchées seront bouchées en une seule nuit, rendant la ligne inutilisable pendant des semaines ». Par ailleurs, les défenseurs du second tracé faisaient valoir que cette ligne, si elle était adoptée, ne passerait qu’à quelques kilomètres des ardoisières d’Herbeumont, et que, d’autre part, elle se prêterait fort bien à l’établissement d’un embranchement vers Sedan, et plus au sud d’un autre vers le centre de l’arrondissement de Virton, « riche d’espoirs métallurgiques ». Ces arguments avaient incontestablement beaucoup de bon, mais ils n’emportèrent toutefois pas la décision du gouvernement. En définitive, le premier projet fut retenu, d’abord parce que ce tracé était le plus court, ensuite parce qu’il permettait de desservir les importantes forges de la Mellier et de la Rulles.

Les Chestrolais ne devaient donc pas avoir les honneurs du rail et, pour tout dire, ils furent fort marris de la décision prise. Ils ne manquèrent, du reste, aucune occasion de s’en plaindre. C’est ainsi qu’il n’y a pas longtemps encore, les érudits Geubels et Gourdet faisaient remarquer dans leur copieuse Histoire du Pays de Neufchâteau que leur ville est « le seul chef-lieu d’arrondissement de Belgique qui n’ait pas sa gare de chemin de fer ». En fait, la ville devait souffrir de cette frustration, la privation d’une voie ferrée passant dans ses murs ou du moins à sa porte ayant indubitablement, et pendant longtemps, freiné son expansion.

 Un curieux concurrent

L’année 1846 marque une date importante dans l’histoire des chemins de fer. Jusqu’à ce moment, en effet, l’Etat avait construit et exploitait lui-même les artères du réseau. Un subit accès de demandes en concession l’amena à changer cette politique. Dorénavant, il va abandonner au privé l’exploitation des lignes qu’il considère comme accessoires et, conviant les gros capitaux à concourir au développement du rail, il va leur confier la construction des nouvelles lignes. C’est ainsi que commença l’ère des concessions anglaises. En 1840, une compagnie d’Outre-Manche rachetait à la S.A. du Luxembourg ses droits sur le canal de l’Ourthe et la recherche des mines et carrières et, devenue maître des actions de la société défaillante, réussissait, peu de temps après, à obtenir la concession d’un chemin de fer dit de Luxembourg. Celle-ci lui fut octroyée par la loi du 18 juin 1846, aux clauses et conditions déterminées par une convention provisoire qui prévoyait la construction d’un chemin de Bruxelles à Arlon, « ledit chemin ayant deux embranchements obligés, l’un vers l’Ourthe, l’autre sur Bastogne, et pouvant être éventuellement prolongé vers les frontières grand-ducale et française ».

Peut-être est-il intéressant de dire ici un mot de ce canal de l’Ourthe, ne serait-ce que pour souligner la concurrence que, déjà en ce temps-là, se livraient l’eau et le rail. En fait, cette artère devait relier Liège au Rhin, et le projet remontait bien avant les chemins de fer puisque les premières démarches en vue de sa réalisation avaient été effectuées auprès du roi Guillaume en 1825. Prévue pour des bateaux de 60 tonnes et devant comporter deux cent trois écluses, cette voie était une idée de l’ingénieur belge Remy de Puydt. Le tracé partait de Wasserbillig, au confluent de la Moselle et de la Sûre, remontait cette dernière jusqu’à Bourscheid via Echternach et Diekirch, puis la Wiltz jusqu’à Kautenbach, la Woltz jusqu’à Clervaux, d’où il se dirigeait vers Hoffelt, Buret, Tavigny et Houffalize, où il empruntait enfin le cours de l’Ourthe. Le bief de partage des eaux se situait entre Hoffelt et Buret, là où s’élève une petite crête séparant les bassins de la Meuse et du Rhin et que le canal devait traverser par un tunnel de 2.528 mètres. Le 10 janvier 1828, les concessionnaires de l’entreprise constituaient la S.A. du Luxembourg et le gros œuvre était immédiatement entamé. Mais les travaux se révélèrent beaucoup plus coûteux que prévu et la compagnie perdit de sa confiance. Survinrent ensuite les événements de 1830, le nouveau gouvernement qui se montrait fort sensible au succès rencontré en Angleterre par le rail fit montre d’un certain désintéressement à l’endroit du canal. Finalement, de guerre lasse, la S.A.. du Luxembourg abandonna les travaux en août 1831.

Quinze ans plus tard, de concert avec le Grand-Duché, la Belgique renonçait définitivement à la construction de la fameuse voie d’eau. Notre pays reconnaissait toutefois l’opportunité de canaliser l’Ourthe de Liège à La Roche et le ministre des Travaux publics fit reprendre les études.

Alors se présentèrent les Anglais. Ils amenaient des capitaux, un flegme dont ils auraient besoin, et le prestige de Stephenson.

 La grande compagnie du Luxembourg

Il devait donc appartenir à une compagnie britannique, succédant à la S.A. du Luxembourg, d’une part de reprendre la canalisation de l’Ourthe, d’autre part de constituer une voie ferrée de Bruxelles jusqu’à la frontière grand-ducale. Le 11 septembre 1846, ladite compagnie s’érigeait en Grande Compagnie du Luxembourg et, tout aussitôt, dressait son plan de travail. Hélas ! à l’instar de sa malheureuse consœur, la Grande Compagnie devait connaître, elle aussi, pas mal de déboires. Freinée par la crise économique de 1847, gênée par les incidences de la révolution française de 1848, privée pendant un certain temps de capitaux, elle se vit contrainte de reporter à plusieurs reprises l’exécution des travaux.

Les ennuis de la Grande Compagnie allaient, du reste, avoir des répercussions bien au-delà de nos frontières, car la ligne de Bruxelles à Arlon n’était, en fait, que le tronçon d’une gigantesque artère qu’une commission internationale avait projeté d’établir au départ de la métropole anversoise. C’est ainsi qu’en 1850, un mémoire publié à Trêves faisait état des retards apportés à la construction du « chemin de Luxembourg qui doit être prolongé par le pays de Trêves pour mener à Mannheim et, de là, vers Trieste et les Indes ». Des extraits de ce mémoire parurent à la une dans les journaux de Belgique et ils produisirent une vive impression dans le public.

Si le ton restait relativement calme à Trêves, il n’en allait toutefois pas de même à Arlon, où l’on réclamait justice pour le Luxembourg, seule province belge qui n’avait pas encore de chemin de fer. « Une voie ferrée dans nos malheureuses régions, et celles-ci sont transformées du jour au lendemain », lit-on dans le rapport de la Députation permanente du Conseil provincial du 2 décembre 1850. Et le rapport de poursuivre, portant la plaidoirie à l’échelle internationale : « Au milieu de toutes ces hésitations, de tous ces délais, on perd de vue ce qui se passe chez nos voisins. En Hollande, on améliore d’année en année les conditions de navigation sur le Rhin et l’on va rattacher les chemins de fer hollandais au réseau des chemins de fer prussiens. En France, chaque année voit inaugurer une section du chemin de fer du Havre à Strasbourg, et en 1855 au plus tard, l’océan sera réuni au Rhin supérieur par une double ligne ferrée française. Toutes ces entreprises ont évidemment pour but de s’assurer le monopole du commerce transatlantique avec l’Allemagne et sont dirigées contre Anvers dont la concurrence sera devenue impossible si les voies actuelles de transport n’ont pas été changées et améliorées. Lorsque tout le commerce de l’Allemagne rhénane, de la Suisse et du nord de l’Italie avec les pays d’au-delà des mers se sera concentré soit au Havre, soit à Rotterdam, ou sera partagé entre ces deux ports, sera-t-il temps alors de songer à sauver Anvers et le commerce national belge, même au prix des plus grands sacrifices ? Le moment de délibérer est passé ; celui d’agir est venu : il faut qu’Anvers puisse arriver directement à Mannheim le même jour que Le Havre atteindra Strasbourg ».

En attendant la réalisation de cette relation qui ne fut, en fait, pratiquement pas exploitée de bout en bout, la liaison d’Anvers au Rhin supérieur par Arlon, Strasbourg et Bâle ayant été jugée entre-temps plus utile, la Grande Compagnie s’était remise à la tâche. Dès lors, la ligne Bruxelles - Arlon allait avancer relativement vite. Le 12 août 1854, les premiers trains roulaient entre la capitale belge et La Hulpe, le 9 juin 1855 ils parvenaient à Gembloux, le 10 septembre à Rhisnes, et l’année suivante, le 14 avril, Namur était reliée à Bruxelles.

Du reste, à ce moment, d’autres travaux étaient déjà entamés, déjà le rail affrontait l’Ardenne. Au mois d’août 1854, sous l’œil des badauds de Recogne et de Libramont, le premier coup de pioche, pour la section Grupont - Arlon, était donné dans les environs du Serpont. « Il faisait 33 degrés, rapporte un témoin de l’événement, les hommes travaillaient torse nu, sous la morsure des mouches et des taons. Beaucoup n’étaient pas du pays ».

L’Ardenne, nous l’avons dit, devait causer pas mal de soucis aux constructeurs de la voie ferrée en raison de son relief. Tailler dans la roche primaire, se frayer un chemin à travers les forêts et les marécages, et cela avec les moyens qu’on imagine pour l’époque, non, ce n’était pas chose aisée, aussi comprend-on que les travaux avancèrent lentement. Et puis, ici comme ailleurs, il se trouva de mauvais plaisants qui s’amusèrent à déboulonner les rails, à brûler les traverses, à voler outils et musettes, de sorte que plus d’un ouvrier jugea plus prudent de dire adieu à la compagnie. Mais il restait les autres, ceux qui avaient la foi, ou qui, tout simplement peut-être, se moquaient de la fripouille, et un jour vint où les poseurs de rails, débouchant dans une large cuvette que traversait un ru, aperçurent un gros bourg et le dominant une église perchée sur une butte.

Les poseurs de rails avaient atteint le Schoppach ; et le beau temple entouré de bastions et de cornouillers qu’ils découvraient était l’église Saint-Donat, et cet étroit ruisseau boueux sur lequel ils allaient jeter un pont était la Semois. La capitale de la neuvième province belge, celle qui fut, sous les Antonins, l’un des plus grands carrefours du nord de l’empire, Arlon la Romaine, l’Arles du nord, entrait enfin dans l’histoire des chemins de fer.

Tout compte fait, la construction de la ligne Namur - Arlon avait demandé un peu plus de trois ans, ce qui n’est pas si mal si l’on songe à l’ampleur de cette difficile liaison de cent trente-sept kilomètres, et aussi aux embarras financiers dans lesquels la compagnie n’avait jamais cessé de se débattre. Le tronçon Namur - Ciney fut inauguré le 15 mai 1858, celui de Ciney à Grupont le 15 juillet et Grupont - Arlon le 27 octobre. Six mois plus tard, Arlon - Sterpenich soudait la grande ligne belge aux lignes du naissant Guillaume-Luxembourg.

Le pays situé au sud de l’axe Sambre-Meuse disposait donc à présent d’un important moyen de communication, et si l’on en juge par les enquêtes menées par les premiers statisticiens cheminots, les gens de l’endroit lui témoignèrent tout de suite beaucoup d’empressement. Dorénavant, délaissant malle et diligence, le paysan de Habay qui allait acheter ses poules au marché d’Arlon, à trois lieues de son patelin, pouvait dire : « Nous y serons dans vingt minutes ».

Un mot, pour terminer, sur l’histoire de cette ligne. En 1854, la compagnie du Nord français avait pris à bail les chemins de fer de Liège à Namur et d’Erquelinnes à Charleroi, et huit ans plus tard, elle obtenait l’autorisation de construire et d’exploiter celui de Namur à la frontière belge, par Dinant. Poursuivant cette politique, la Compagnie de l’Est proposait, en décembre 1868, à la Grande Compagnie du Luxembourg, de lui racheter la ligne de Bruxelles à Arlon. Craignant une dénationalisation du réseau, l’Etat belge réagit aussitôt. L’année d’après, le 23 février, une loi était votée qui interdisait aux sociétés de chemins de fer de céder les lignes dont elles étaient concessionnaires sans l’approbation du gouvernement. L’Etat belge, qui n’exploitait plus que 869 kilomètres de voies ferrées en 1870, allait du reste faire montre de plus de sagesse encore en décidant de racheter systématiquement les lignés concédées. Ce rachat, qui signifiait entre autres la fin du Nord belge, se fit par étapes et sur une longue durée, certaines concessions, telle, celle de la ligne Chimay - Mariembourg, venant seulement à expiration en 1948. Quant à la ligne du Luxembourg, elle devait être touchée l’une des premières. Le 31 janvier 1873, par une convention conclue entre la Grande Compagnie et le gouvernement, celui-ci reprenait tous ses droits sur ladite société, cette disposition « intéressant aussi bien les concessions de chemins de fer que les concessions minières et celle du canal de l’Ourthe ».

 Tous les chemins passent par l’Ardenne

Mais tandis que les pioches mordaient le schiste, que lentement s’ébauchait la longue épine dorsale ferrée de l’Ardenne, déjà l’on dessinait de nouvelles lignes, l’on établissait de nouveaux plans. Bien entendu, les regards se portèrent d’abord vers Athus, seul centre métallurgique du Luxembourg belge qu’il s’indiquait de relier à ses voisines Arlon et Virton, ensuite au réseau de l’Est français, par Longwy. La nécessité apparut aussi de doubler complètement la ligne d’Arlon à la Meuse, d’une part aux fins d’établir une liaison ferroviaire entre les villes et villages de la Gaume et de l’Ardenne méridionale, d’autre part parce que ce second axe, vivement réclamé par les industriels hennuyers, lorrains et grand-ducaux, se révélait indispensable à l’économie du pays. C’est ainsi qu’en 1860, alors qu’était inaugurée la ligne Luxembourg - Trêves via Wasserbillig, et que la Compagnie de l’Est posait les derniers rails de la ligne Paris - Longwy, un accord définitif était signé entre l’Etat belge et la Compagnie des Bassins Houillers du Hainaut, aux termes desquels celle-ci, supplantant la Grande Compagnie du Luxembourg, s’engageait à construire une ligne reliant Athus à Longwy et une autre Arlon à Athus, cette dernière devant être continuée vers Dinant par Bertrix et Houyet. Le fameux axe Athus-Meuse, par lequel allaient être acheminés plus d’un million de trains directs de charbons et de minerais, était officiellement décrété.

Bon nombre de projets furent établis, en ce temps-là, mais tous ne furent pas retenus, loin s’en faut. Dans une des pages précédentes, nous avons évoqué la proposition de créer, sur la dernière section de la ligne du Luxembourg, un embranchement en direction de Sedan. Passant par Francheval et Messincourt-Messempré en France, puis par Florenville et Izel, cette voie qui devait aboutir à Les Bulles aurait permis une liaison directe d’Arlon à Sedan, et de là à Paris. De plus, comme le soulignait un rapport adressé au ministre belge des Travaux publics, ce chemin aurait mis les houillères de la province de Liège en communication avec les industries de la Chiers et de la Haute-Meuse. Le rapport parvint à Bruxelles le 3 mars 1846, mais à ce moment on avait décidé de faire passer la ligne du Luxembourg par la vallée de la Mellier. Le projet de raccordement de Sedan, au sud de cette ligne, était privé d’un de ses atouts majeurs et il fut abandonné.

Temporairement, du moins. Quelques années plus tard, en 1860 plus exactement, un autre projet de ligne internationale était déposé, laquelle devait relier Sedan à Libramont, cette fois, et, en coupant l’Ardenne dans toute sa hauteur, gagner la Prusse. Les gouvernements belge et français virent dans cette voie un efficace moyen de développement des régions traversées, aussi la concession fut-elle accordée en 1864. Le tracé, plusieurs fois modifié, passait finalement par Givonne, Bouillon, Bertrix, Libramont, Bastogne, Vielsalm et Saint-Vith, deux embranchements étant prévus à Bastogne, l’un vers Wiltz, l’autre vers Hermeton-sur-Meuse. Divers facteurs jouèrent malheureusement contre cet intéressant projet qui s’enlisa peu à peu, et quand Napoléon III eut capitulé devant Sedan, la Prusse étant devenue la bête noire de la France, il ne se trouva plus personne pour le relever.

Un autre projet, pratiquement mort-né, celui-ci, vit le jour en 1863. Il s’agissait de créer une nouvelle soudure de Bruxelles au Rhin au moyen d’un axe passant par Wavre, Eghezée, Huy et Vielsalm, d’où il devait se continuer à travers l’Eifel et le Hunsruck jusqu’à Mayence et Francfort. Comme on le voit, il était beaucoup question de Vielsalm à ce moment, et les Blancs Moussis durent certainement faire des rêves grandioses. Mais ce furent des rêves sans lendemain. En fait, quoique l’installation d’une telle ligne fût prônée par nombre de conseillers communaux et provinciaux, le projet fut rejeté par le gouvernement belge.

Tous les chemins ne passeraient donc pas par Vielsalm, mais tous ou du moins beaucoup allaient passer par l’Ardenne. Ce fut une œuvre de longue haleine.


Source : Le Rail, novembre 1972, décembre 1972 et janvier 1973